L'Angleterre n'est plus une île

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Nous sommes le 25 juillet 1909. Le jour n'est pas encore levé. Pourtant, sur la plage de Sangatte, plusieurs personnes s'affairent déjà. Toute l'attention est portée sur un trentenaire à la longue moustache, et sur sa machine volante. Un mécanicien s'approche de lui.

-Vous êtes sûr, Monsieur?

-Oui, le vent est tombé cette nuit. Les conditions sont optimales. Je dois saisir l'occasion. 

A coté de lui, sa femme Jeanne Alicia se mord la lèvre. Son mari a pris un pari risqué. Il veut être le premier à traverser la manche avec un "plus lourd que l'air". Or Louis est connu pour ses échecs. On le surnomme même " le roi de la casse". Elle aimerait bien le retenir, mais elle sait que sa décision est prise. Tout ce qu'elle peut faire, c'est le soutenir. Elle lui sourit gentiment. 

Son mari s'avance vers elle en boitant. Son ventre se tord. Une vingtaine de jours auparavant, il s'est encore blessé en vol. Son pied est resté en contact avec du métal brûlant, et son soulier n'a pas résisté à la chaleur. Comment pourra-t-il traverser la Manche avec un pied abîmé? 

Pourtant, le pilote a l'air plus excité que jamais. Il la prend dans ses bras.

-Ma chère petite femme! Te rends-tu compte de ce que je suis en train de faire! 

Elle hoche la tête. 

-Fais attention à toi. 

-Promis. 

Après une dernière étreinte avec sa femme, il se tourne vers ses enfants. Ils sont tous venus pour l'encourager: Louis, Marcel, Jean, Simone, Geneviève et Nelly. Il a de la chance que sa famille l'accompagne dans sa folie. Ce n'est plus de son âge. Son ami Alfred Leblanc est là aussi. Toutes ces personnes croient en lui, et cela lui réchauffe le cœur. Les mécaniciens ont préparé l'avion. Louis coiffe son bonnet et s'avance vers sa machine. Ce Blériot XI, il l'a construit lui même. Il lui a permis de remporter, un mois plus tôt, le record européen de durée de vol. Il faudra qu'il réitère l'exploit s'il veut se poser en Angleterre. 

Il monte dans la machine, vérifie que toutes les commandes soient bien en place. Il ajuste ses lunettes et fait signe au mécanicien. Il est prêt. Prêt pour le dernier vol d'essai. Il est quatre heures et quart, et il décolle. C'est cette sensation qu'il adore, collé sur le siège, il peine à garder les yeux ouverts. Le vent lui fouette le visage. Il fait un tour au dessus des petites maisons du hameau, un second un peu plus grand et se pose entre Sangatte et Coquelles. Il descend de son avion. Il y arrivera, il le sent. Son ami Alfred Leblanc arrive en vélo. Il veut être là pour le décollage historique. Les deux hommes discutent un moment pour oublier la pression qui commence à monter. Louis n'aura pas le droit à l'erreur. Pas cette fois. 

L'aviation est un sport de jeune. On le lui a déjà dit. Mais ces machines volantes l'attirent. L'homme peut voler! Il se souvient encore de la première machine volante de Clément Ader. Il aurait voulu se lancer dans ce domaine dès sa sortie de l'école, et au lieu de ça il avait ouvert une entreprise de phares. Il l'a souvent regretté, mais aujourd'hui, il est corps et âme pour sa passion. 

Il aperçoit un navire au loin. Sa femme doit être dessus. Elle n'a jamais compris sa passion, mais elle l'a toujours suivi. Il ne lui a jamais dit combien il lui en était reconnaissant. Soudain, il se demande s'il aura l'occasion de le faire. Il secoue la tête. Il ne doit pas avoir de mauvaises pensées. Pas maintenant. 

Le soleil ne va pas tarder à se lever. Il est temps de partir. Louis remonte dans sa machine, revérifie toutes les commandes. Il replace son bonnet, ajuste ses lunettes. C'est bon. Le moteur vrombit et les hélices se mettent à tourner. Louis fait un grand signe de la main au mécanicien qui est devant lui. ce dernier agite un drapeau. Louis se dirige avec le palonnier, puis pousse la manette des gaz. C'est partit! 

Alfred Leblanc note l'heure de départ: quatre heures quarante, tandis que son ami s'éloigne de la côte. 

En l'air, Louis est en extase. La mer est magnifique. Même si un accident arrive, il se dit qu'il sera content d'avoir vu ça. Moins de dix minutes plus tard, il dépasse le bateau sur lequel est sa femme. 

Son avion file comme une flèche à travers les nuages. Lui, l'ingénieur roi de la casse arrivera-t-il à rallier l'Angleterre? Il n'est pas le premier à tenter cet exploit. Tout d'abord Charles Lambert avait essayé mais avait dû abandonner à cause de problèmes de moteur. Le britannique Latham avait également pris ce pari fou mais avait échoué à quelques kilomètres seulement des côtes anglaises. Fera-t-il mieux qu'eux?

Il est au moins sûr d'une chose: l'aviation avait de beaux jours devant elle. Ces machines allaient permettre de voyager n'importe où, de plus en plus vite, d'anéantir les distances.

Son pied meurtri commence à se faire sentir. Ce ne sont certainement pas les températures glaciales qui le soulagent. 

-Allez, ce n'est pas le moment! se dit-il à lui même.  

Il doit tenir. Pour lui, pour sa famille, pour la fierté et le progrès. Il veut montrer à tout le monde que malgré ses échecs précédents, ce modèle d'avion est une réussite. Il ne ressemble pas tellement aux autres. C'est un monoplan avec le moteur à l'avant et un empennage arrière. La structure en frêne est recouverte de toile. Il y a trois place, mais pour ce voyage, il fallait qu'il soit seul.

Il doit remporter ce challenge et le prix de mille livres qui l'accompagne. Seul cela lui permettra de sortir de la faillite dans laquelle l'ont plongées ses inventions. En plus de le ruiner, trente-deux échecs en deux ans ont fait de lui la risée du milieu. S'il échoue, il sait que Latham retentera sa chance et réussira à coup sûr.

Son pied se fait de plus en plus ressentir. Louis sert les dents. Il y est presque, il n'a plus longtemps à tenir. Il doit leur prouver qu'il en est capable, malgré son âge. Il sent qu'il a une jeunesse éternelle, celle qui n'appartient qu'à ceux qui regardent le ciel dans les yeux. Cette céleste immensité lui est accessible. Il n'a qu'à tendre le bras pour toucher les nuages. Il est conscient de la chance qu'il a. 

Soudain, un flash attire son attention en contrebas. L'Angleterre! Il repère le signal. Un homme agite un drapeau tricolore. C'est là qu'il doit se poser, dans la prairie de North Foreland Meadow. C'est la partie la plus délicate du vol. Il commence à réduire les gaz et perd de l'altitude. Cependant, il va encore trop vite. Il faut remonter. Mais la machine volante s'obstine à descendre. Louis serre les poings et ferme les yeux. Il est prêt à encaisser le choc. L'atterrissage est en effet brutal. Le châssis de l'avion s'affaisse et une pale de l'hélice se détache. 

Une clameur s'élève dans les airs. Il ouvre les yeux. Il a réussi! Trente-huit kilomètres en trente deux minutes. Lui, Louis Blériot est le premier à avoir traversé la Manche avec un plus lourd que l'air. 

Un homme lui tend la main pour l'aider à sortir de son Blériot XI. Louis pose le pied à terre et lève les bras en signe de victoire. Il est si fier! L'homme résume alors la situation:

-L'Angleterre n'est plus une île! Proclame-t-il. 

Cette nouvelle de 1250 mots a été réalisé dans le cadre d'un concours de @M_et_E dont le thème était la distance. Elle a obtenu la note de 27/30.

Ce texte relate un fait historique, donc si j'ai pu vous apprendre des choses sur cette traversée, j'en suis ravie. 

N'hésitez pas à me laisser votre avis en commentaires. 

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