Le Vieux

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Dis-moi, le vieux, j'aimerai que tu me racontes. Dis, le vieux tu dois avoir de quoi dire toi, sur ce monde-là, de quoi nous le faire comprendre un peu mieux. Mais toi, vieux machin, tu t'en fous du monde, hein ? N'est-ce pas que tu t'en fous des Amérindiens que des calculs scientifiques et rentabilistes écartèrent de l'équation. Les forêts qui s'enrhume, les drôles de brumes brunes, la fin de l'occident, et le prince William et son mouflé, et Hanouna à la télé. Toi tu n'es pas là, l'as-tu déjà été ? Tu t'évades quelque part dans un pays défait.

Mais ça ne me donne que plus envie de t'entendre, ancêtre aux rêves secrets. Une vie il y a mille manières de la vivre, qui sont autant de manières de s'enivrer. Mais grand-père puisque ton ailleurs c'est ton avant, ta vie tu la passes délivré ou menotté ? Je sais les routes d'évitement que tu côtoies pour déporter ta conscience de cette crasse réalité. Je vois dans les reflets de ton œil vitrifié par les ans, se dessiner l'esquisse de la vivace évasion où tu te réfugies, c'est vrai que la fuite tu l'as plus connue que la sédentarité. J'aimerais pouvoir t'imiter lorsque tu ignores royalement le remous malade de la rue d'une trop grande cité, tandis que tu me prends le bras pour que je te conduise à l'épicerie. C'est au fond des replis de tes profondes rides, qu'un bruissement indicible te filtre l'étendue de fiel et t'évade de cette cage-monde où le temps n'a qu'une flèche à son arc.

Parfois quand je te regarde comme maintenant, vieux rabougri portant avec misère une cuillerée de soupe jusqu'à sa bouche, je pense à moi qui mange à tes côtés. Ma jeunesse déchiquetée sur une lance effilée est, chez moi, la source d'angoisses ultramodernes, et mon ventre grouille de points d'achoppements, stigmates de chacune de mes terreurs, et mon cerveau qui n'ose que timidement rêver, car l'avenir est incertain et le confort d'aujourd'hui pourrait disparaître demain. Alors, je me demande lequel de nous deux est le plus handicapé. Toi, même si ce n'est pas dans un ici, toi vieux sénile, tu donnes priorité à la vie. Moi je n'ai que ce présent auquel me fier. Je ne puis que l'épaissir et tenter d'y croire, il faut croire en ce que l'on nous laisse, le chien ronge l'os sans vouloir chercher qui a dû mourir pour le lui procurer.

Toi tu vis donc ailleurs, toi, le reste d'un repas ancien du monde. Tu vis là, dans une mémoire au ciel clair, mais à la matière grise, tous les jours réinventés dans les creux de l'érosion du temps ; où la pointilleuse précision géogramétrique, tu as depuis longtemps dédaignée. Toi tu vis donc ailleurs, dans ce passé qui n'a jamais eu lieu, mais dont ta vieille caboche n'oubliera jamais le vécu enfantin, le bonheur égaré dans les frasques de l'histoire. Il te reste le cadre et tu te fous de la mise en scène. Ce qui parle au cœur parle à l'humain dans l'homme, lui parle d'une mémoire du sang.

Vieil homme, ouvre-moi ta mémoire d'hier.

Tu vivras mille vies avant d'oublier, le vieux, l'odeur des oliviers et la couleur du soleil rasant sur les champs, le goût du sel marin que la mer laisse dans la bouche. Tu vivras milles vies, le vieux, mais sans jamais retrouver le goût particulier que tu aimais dans les tajines que vous partagiez sur un drap, tendu au sol de la cour de la ferme.

EurAfricainWhere stories live. Discover now