Vivre les mots

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Pour elle, personne n'avait jamais eu autant raison que lui à cet instant.

"Continuez" demanda-t-elle, le suppliant presque de tarir sa faim de mots.

Il fit tourner les pages entre ses doigts, balayant les mots des yeux, voyageant entre les lignes pour trouver un nouveau passage. 
Il trouva ce qu'il cherchait. Ils voyageraient à nouveau, mais cette fois ce ne serait pas du hasard.

Lorsque Astar et moi nous sommes lancés dans l'ascension de la montagne par le sentier escarpé après le pont de Sécailles, je savais déjà qu'il y avait un problème. 
Le ciel était aussi bleu qu'il puisse l'être, et rien n'indiquait le moindre changement ou soucis météorologique avant le lendemain, pas même dans le bulletin météo que nous avions vérifié au village avant de nous mettre en chemin. Et pourtant, il planait dans l'air comme une odeur de tristesse, si tant-est que ce soit possible. Quelque-chose de sombre dans la clarté du jour.
Je ne saurais dire pourquoi j'en était si certaine, mais mon intuition me le criait à chaque pas.
Mais nous ne pouvions faire demi-tour. Pas maintenant, si près du but!

Nous avons marché sans nous arrêter toute la matinée. Le vent dans notre dos nous poussait à continuer, ne surtout pas nous arrêter, de continuer sans relâche. Contrairement aux premiers jours, Astar ne s'est pas plaint un seul instant, me demandant de nous arrêter, de retourner au refuge ou traînant le pas. Il y avait dans son attitude, alors que nous étions à quelques kilomètres seulement du sommet, quelque-chose d'urgent, comme s'il savait déjà ce qui nous attendait là-bas. Quand enfin, nous arrivions sur la pointe de l'Arabesque, nos visages se sont décomposés.

Cela faisait douze ans que nous n'étions pas revenu passer l'été dans cet endroit si particulier où les pics forment comme une couronne autour d'un plateau et d'un lac, où la forêt a animé les légendes de la région pendant des siècles.
Et aujourd'hui, alors que j'ai enfin la possibilité d'y aller par mes propres moyens, que Astar a cessé de faire la tête, il est trop tard.
Toute la face est de la montagne était brûlée. Ravagée par les flammes. Les squelettes d'arbres carbonisés s'étendaient jusqu'au lac. Il ne restait plus rien de la forêt de pin du Plateau de la Couronne et nous n'avions que peu d'espoir de retrouver le petit chalet de Grand-mère encore debout au milieu des cendres une fois arrivés en-bas.

Je n'ai jamais vu Astar aussi abattu que ce jour là, en larme, à genoux dans les cendres des étés de son enfance.

Il s'arrêta à nouveau pour observer le visage décomposé, à l'image des personnages dans l'extrait, de la jeune fille.
Il le savait, elle était comme lui, elle vivait les mots.

"Je ne chercherais pas à t'aider à rattraper ton retard si tu ne me le demandes pas toi même. En revanche, j'aimerais que nous discutions de ce que tu sais faire." 

La jeune fille redoutait ce moment où cette oasis, cette ode à l'imagination, disparaîtraient face aux obligations des cours.

"Et je sais que tu as des mots plein la tête et que tu sais leur donner vie.
Tu sais que les mots peuvent être aussi doux qu'une plume autant qu'on peut leur donner le tranchant d'une lame. Qu'ils peuvent être aussi lumineux qu'un feu d'artifice dans la nuit comme être aussi sombre et douloureux que les cendres d'un incendie. Aussi chaleureux qu'un canapé devant un feu de cheminée, qu'une nuit peut être froide et enneigée."

Mais il était temps de commencer la leçon.

Ce professeur avait une approche différente de celle que la jeune fille avait déjà entendu des années durant. Il était enfin temps de jouer sur un terrain qu'elle connaissait. Peu importait s'il la comprenait vraiment ou non. Il n'était plus temps de se contenir.

"C'est une jolie manière de briser la glace." répondit-elle presque malicieusement. Elle en était persuadé, il ne réagirait pas comme tout les autres.

"As-tu fini de jouer avec les mots?" répondit-il, amusé. Pour lui, cela ne faisait aucun doute, elle avait un talent certain dans le maniement des phrases.

"Ne vouliez-vous pas, au contraire, que je vous montre l'étendue de mes talents?" finit-elle, avec cette fois le sourire aux lèvres.

"Venons-en aux faits." reprit-il, soudainement plus sérieux.
"Je voudrais que nous profitions de ce créneau pour que tu mettes des mots sur ton petit monde intérieur. Je t'offre une plume et mon temps. Fait-moi voyager comme les mots que je t'ai lu ont pu le faire. Fait-moi entrer dans ton univers."

Evanesceri vos salutantWhere stories live. Discover now