Mayna n'avait pu résister à l'envie d'explorer cette nouvelle demeure qu'elle trouvait bien plus chaleureuse et lumineuse que la précédente, et avait bondi de son lit à peine les rayons du soleil avaient-ils effleuré son visage. S'habillant en vitesse d'une robe légère et d'une paire de chaussures plates qui lui couvraient à peine la plante des pieds, elle descendit en silence les marches de l'escalier pour se retrouver dans le grand hall. La porte d'entrée, qui donnait directement sur ce grand vestibule, était toute entourée de verre, laissant filtrer une lumière tamisée et colorée par endroit, donnant à la pièce une atmosphère indescriptible. Elle s'amusait de voir les nuances de bleu et de vert danser sur les toiles fleuries et les vases ornés d'arabesques anguleuses, tournant et sautillant sur le sol pour colorer de la même manière les pans de sa robe brumeuse.
Une fois qu'elle eût inventorié tous les objets étranges qui lui tombaient à portée de vue, elle passa la porte du grand salon, qu'elle traversa sans s'arrêter, et rejoint le jardin. Cet endroit était, selon elle, une sorte de merveille de la nature que des nymphes avaient dû sculpter à leurs heures perdues, tant l'harmonie s'en dégageait et la vie en jaillissait. Partout où se posait son regard, elle voyait des fleurs s'ouvrir aux premiers rayons de soleil, des insectes se nourrir de leur nectar, des oiseaux chasser les insectes et picorer les fruits, des rongeurs et des reptiles profiter de leurs restes. Elle pouvait le voir depuis la chambre que lui avait attribuée Emelia, mais de près, tout semblait si beau, si pur...
« Bonjour mon enfant ! Tu as faim ? »
Mayna fit un bond magistral en entendant la cuisinière s'adresser à elle. Elle ne savait que penser de cette petite bonne-femme toute ronde, à la peau basanée typique des habitants de cette région chaude, et aux yeux noirs dans lesquels elle avait l'impression de sombrer. Elle la salua poliment en inclinant la tête mais ne pipa mot, tant la menace de son alter-égo de la maison marchande lui avait marqué l'esprit. Elle se demandait si la jeune femme était aussi blessée ou si elle lui ferait bon accueil. Ne sachant sur quel pied danser, elle détourna le regard et se tripota les mains, comme prise sur le fait d'une faute qu'elle n'aurait pas commise.
« Allons, ma jolie, ne fait pas ta timide avec moi ! Viens ! Je vais te faire chauffer un bon bol de chocolat chaud, avec des tartines beurrées et de la marmelade d'oranges du jardin. Ça va te requinquer, après cet éprouvant voyage ! Une avalanche, non mais quelle histoire... Cinquante ans qu'il n'y avait pas eu d'avalanche en cette saison ! Et puis c'est un bien long trajet dont une simple nuit de sommeil ne saurait effacer les conséquences ! Les courbatures, la fatigue, c'est une chose tout de même ! Allons ! Viens, suis-moi ! Allez allez ! »
La jeune femme sourit, se disant que, finalement, les deux cuisinières étaient bien différentes. Si Willemine était méfiante et rabat-joie, Bétricia était, sans nul doute, un véritable boute entrain qui se réjouissait de tout et trouvait toujours une bonne raison de se mettre derrière ses fourneaux. Elle en rit intérieurement et suivi la petite femme de bon cœur, attrapant la main qu'elle lui tendait pour la suivre jusqu'à la vaste cuisine dont elle avait fait son domaine.
Assise à la table de bois d'olivier qui trônait au centre, elle dégustait avec appétit son lait chocolaté et ses tartines, savourant particulièrement la marmelade qui, bien qu'un peu amère, était pleine d'arômes et lui collait à la langue. Elle termina ce petit déjeuner improvisé en se disant que, si tous les repas étaient aussi copieux, elle doublerait bientôt de volume.
« Ah ! Je préfère ça ! Toute mince que tu es, il faut te remplumer un peu. L'air marin te donnera bien vite de belles couleurs sur le visage, tout comme notre soleil d'ailleurs. Madame ne manquera pas de te faire découvrir la plage et les petits commerces qui y fleurissent, elle adore s'y promener durant la matinée et nous rapporte souvent de beaux poissons fraîchement pêchés. La plage, ça c'est quelque chose quand on n'y a jamais mis les pieds ! Et il faudra aussi te dégoter une tenue de bain, que tu puisses y plonger. Il serait tout de même dommage que tu ne mettes jamais un pied dans notre bel océan ! »
« Par les anciens dieux, Bétricia, je ne me rappelais pas que tu parlais autant dès le matin ! »
Tany interrompit le monologue de la cuisinière en pénétrant à son tour dans la pièce, un air ensommeillé fronçant encore son visage. Sa réflexion ne vexa point Bétricia, depuis longtemps habituée à ce que son éloquence ne surpasse les capacités oratoires de ses interlocuteurs. Tany prit place aux côtés de Mayna, déposant un petit baiser sur sa joue, comme elle avait pris l'habitude de le faire pour la saluer et s'étira en baillant. Il ne faisait aucun doute qu'elle venait juste de se réveiller.
« Je vois que notre Béti prend déjà soin de toi. A-t-elle pris la peine de te saluer avant de te remplir l'estomac ? »
« Oui oui, c'est plutôt moi qui ne lui ai pas répondu. Et je m'en excuse d'ailleurs... », Répondit Mayna en rougissant.
« Oh ne t'en fait pas ma jolie, ta timidité fait partie de ton charme ! Qu'elle est mignonne... Tu as encore faim ? »
« Et moi ? Tu ne me demandes pas ? »
« Je me doute bien que tu es affamée ma petite ! Ton thé est déjà en train de chauffer, ne t'en fait pas. Et il reste plein de tartines de beurre et de marmelade. Il y a aussi de la confiture de figues, de la gelée de framboises et des dattes. Tu n'as qu'à te servir ! Mayna ? »
« Non merci, Bétricia, je suis rassasiée. Mais je prendrais bien un verre de ce délicieux thé frais que tu nous as servi hier, à notre arrivée. »
« Avec plaisir ma jolie, mais appelle-moi Béti, je t'en prie. J'en ai justement une réserve au frais. Je reviens les filles ! »
Elles n'eurent pas le temps d'ajouter le moindre mot que Bétrica était partie en trottinant, les laissant devant leur table. Tany soupira, étant bien moins éveillée que Mayna, dont elle jalousait un peu la fraîcheur. Elle se demandait comment on pouvait avoir autant d'énergie après deux semaines coincée dans une voiture, dans le froid de la montagne, à ne se nourrir que de viande et de légumes séchés, avec pour seule occupation des livres, des cartes et un peu d'équitation. Elle-même était encore groggy, courbaturée et éreintée par ce voyage et, s'en doutait-elle, il en allait de même pour sa maîtresse qui était toujours plongée dans le sommeil. Cependant, le regard de Mayna la troublait, il semblait avoir retrouvé cet éclat de curiosité qui ne quittait pas ses yeux à son arrivée, lorsqu'elle s'émerveillait de la moindre chose, de la moindre tâche. Elle était toujours curieuse mais, trouvant généralement les réponses par elle-même, son regard s'était assagit. Se tournant vers sa compagne de table, une main soutenant son visage, elle haussa un sourcil et attendit.
« Que sont les anciens dieux dont tu parlais tout à l'heure ? » demanda-t-elle alors. « J'avoue avoir entendu plusieurs fois ces mots, mais je n'ai jamais trouvé aucun texte qui fasse référence à ces anciens dieux. »
« Ah... Je me disais bien que tu aurais des questions. Les anciens dieux, hein ? »
« Oui, je t'avoue que je cherche à comprendre depuis un moment. J'ai cherché partout dans la bibliothèque d'Emelia, mais je n'ai rien trouvé. »
« Et tu n'avais pas de question plus simple ? Tu t'attaques à la création de notre monde, là. Ça remonte à des millénaires. Mon amie, je t'avoue que, même pour nous qui sommes instruits depuis notre enfance, le sujet reste passablement flou. Seules les prêtresses des temps anciens auraient pu te répondre avec clarté et précision. »
« Les anciens dieux, les prêtresses des temps anciens... » soupira Mayna, « n'y a-t-il rien de présent dans tout ce que je te demande ou est-ce simplement trop compliqué pour toi ? »
Tany partit d'un grand rire, tapant sur la table du plat de la main dans l'effort vain de faire passer son hilarité. Elle avait remarqué depuis peu que l'instruction et l'érudition de la jeune femme lui avait apporté un regain de confiance et, avec elle, un fort caractère et une franchise à la fois crue et directe. Elle ne s'offusquait point de la remarque de son amie, elle trouvait cela à la fois amusant et déroutant, voilà tout. Elle prit le temps de respirer avant de répondre à ses questions.