Five senses cocktail

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Je passais souvent seule mes soirées dans ce piano bar emblématique de la Rive Gauche. Je ne retrouvais là-bas ni ami, ni conquête. Je venais y observer le monde existé, mais surtout écouter du jazz sous les voûtes ornées de fresques en mosaïque. Ce soir-là, Treemonisha. Pourtant, les premières notes que je perçus n'étaient pas musicales. Non. C'étaient celles d'un parfum flottant dans l'air. Rien que pour cela, j'aurais pu le maudire. Car mon orgueil ne goûtait guère l'idée que le hasard manipule mes sens à mon insu. C'était cependant loin d'être déplaisant. C'était même jouissif... Car cette seule fragrance, aussi boisée qu'épicée, aurait presque pu suffire à me conquérir entièrement sans même que j'ai à apercevoir celui qui la diffusait si innocemment dans son sillage. Bois de Cèdre, vétiver, ambre, cuir... Des notes de fond très sexy... que j'appréciais tout particulièrement et depuis longtemps. Racées et subtiles. Une déclaration... Mais peut-on vraiment subitement désirer un inconnu pour le seul plaisir de respirer son parfum à même sa peau ? Ce n'était pas raisonnable... Mais qu'importe. Raisonnable, je ne l'avais jamais été véritablement et il était désormais trop tard pour sérieusement envisager de le devenir.

Je ne l'avais pas vu arriver. Adossée au bar, perchée sur une chaise haute, jambes croisées, je balayais l'assistance du regard à sa recherche. L'arôme de son parfum s'estompait. Il s'était éloigné. Alors que le public commençait peu à peu à prendre possession des lieux, il n'y eu bientôt plus aucune table de libre. Perdue dans mes pensées, je me sentais observé, mais j'étais incapable d'identifier celui qui de loin semblait se jouer de ma tranquillité. Qui diable pouvait-il être ? Au moment où les premières notes de Scott Joplin résonnèrent, le barman attira mon attention et me présenta un verre. Ma flûte de Taittinger Cuvée Lutetia touchait certes à sa fin, mais je n'avais rien commandé d'autre. D'un mouvement de la tête, il me désigna le fond du bar. Dans la pénombre, je distinguais un homme assis. Seul. Depuis son fauteuil club, il m'observait, paraissait me contempler, coudes sur les genoux, mains jointes devant sa bouche, un sourire indécis flottant sur ses lèvres. Un regard énigmatique. Des yeux clairs transperçant de leurs lueurs affûtées l'éclairage tamisé du lieu. Une version très sensuelle, très animale du Penseur de Rodin. Un charme fou, un délice pour les yeux. Je ne pus m'empêcher de me demander ce qui avait pu chez moi retenir son attention. Vêtue d'une ample jupe longue froncée, confectionnée dans un batik Pekalongan à fond noir rehaussé de motifs rouge et or, un léger pull noir à col cheminée épousait mon buste et complétait sobrement ma tenue. Un collier en or inhabituel ornait mon cou. D'époque premier empire, c'était autrefois un diadème. Sobrement orné de minuscules perles de corail facettées, c'était là un bijou de famille étonnamment moderne auquel je tenais tout particulièrement. À mon poignet, un lien noir tissé retenait de menues breloques, quelques gris-gris évoquant des périodes où des événements clefs de ma vie. En parfaite fille de feu, ma longue chevelure d'or était négligemment retenue par un peigne en un chignon savamment négligé. Mon parfum ? Galbanum, jasmin, bergamote, cardamum, mousse... Chypré, boisé, ambré... Un vol de nuit inimitable, rare et élégant. Légendaire. Aux pieds, des babies noires à bout pointu. Plates... Cela va de soi. N'en déplaise aux chantres du glamour, on n'arpente pas les rues de Paris en talons hauts...

Lui portait un costume sombre, bleu marine, cravate et chemise blanche. Sobre. D'une redoutable efficacité. Je ne pouvais pas le lâcher du regard. Il y avait en lui quelque chose d'hypnotique, de magnétique, de captivant... Dieu merci, l'un des avantages à avoir un verre à sa disposition, c'est qu'il permet de subtilement dissimuler son trouble... Et celui qu'il m'avait fait servir ne manquait pas lui aussi de subtilité. Jus de kiwi, sirop de framboise, tequila, citron. Un pétale de rose, quelques framboises fraîches... C'était frais, enlevé.... Presque enfantin. Un Joséphine. Après l'odorat et la vue, c'était au tour du goût. Avait-il pour dessein de conquérir mes sens l'un après l'autre... ? Nous en étions aux petits sourires de circonstance, à mi-chemin entre espièglerie gênée et séduction assumée, quand vint l'entracte. Peu à peu, la salle se vida quasiment entièrement. Les lents soubresauts de la foule se dirigeant vers la sortie coupèrent notre connexion visuelle. Quand mon regard fut à nouveau en mesure de le distinguer, il avait disparu. Celle-là, j'avoue que je ne l'avais pas vu venir. Qu'à cela ne tienne, il était 23 h 30, et notre tête-à-tête façon chien de faïence avait fait grimper la température. La mienne en particulier. Il était tant que je prenne le frais sinon je risquais fort de contribuer au réchauffement climatique....

Les spectateurs, tout comme moi avides d'air frais, s'acheminaient peu à peu vers la sortie afin d'aller se répandre sur le trottoir de la rue de Sèvres. Il leur fallait pour cela traverser le parquet. Cela donnait lieu à un curieux spectacle, comme si deux océans se rencontraient sans pour autant véritablement se mélanger. Les mouvements de foules, même modestes, m'avaient toujours donnés le vertige. Parce que je ne savais pas danser, je n'aimais pas danser... Le rythme était pour moi un mystère. Louvoyant avec difficultés au milieu de cet aréopage compact et hétéroclite, j'essayais tant bien que mal de trouver une issue. C'est alors que subitement, une main puissante enserra ma taille, l'autre se saisissant délicatement de mon poignet. Et à nouveau, ce parfum à nul autre pareil. Le chaud contact de sa peau sur la mienne fit rater à mon cœur un battement. Mon âme laissa échapper une nuée de papillons qui manquèrent de me faire vaciller tandis qu'une douce chaleur s'emparait de mon corps. Son étreinte était fébrile, enveloppante, protectrice, son souffle caressant la naissance de ma nuque. D'une impulsion, il me fit tournoyer et je me retrouvais contre lui, les mains appuyées contre son torse. Ses lèvres effleurèrent légèrement ma tempe. Et lorsque enfin, j'osais lever mes yeux vers les siens, deux jadéites me transpercèrent de leur clarté gris-vert. Son regard était sans équivoque. Le frisson qui parcouru instantanément mon corps à cet instant ne devait pas grand-chose à la peur. Je n'aurais bougé pour rien au monde. Et il le savait. Son visage était doux, empreint d'une touchante mélancolie. Pendant quelques minutes, au milieu d'une foule qui s'agitait de plus en plus, notre étreinte s'anima d'une légère oscillation. Au travers de mon léger chandail, je sentis ses doigts parcourir délicatement ma colonne vertébrale, remontant lentement vers ma nuque. Ce furtif contact me fit frissonner. Dans un murmure, je distinguais enfin les premières intonations de sa voix, douce, tendre, mesurée. Délicieuse et légèrement hésitante. Se pouvait-il que derrière son allure assurée et déterminée, se dissimule l'âme d'un timide...?

- Vous m'avez envouté... Je rêve d'effleurer vos lèvres avec les miennes... Je vous désire... au plus profond de mon âme, je rêve que vous soyez mienne...

Et brusquement, il me le vola ce premier baiser. Divin. Comment aurait-il pu en être autrement...? Des lèvres de velours à damner un saint, ce qu'il n'était pas. Je le devinais. Mais lorsqu'il plongea à nouveau son regard aventurine dans le mien, c'est de l'appréhension qu'à ma grande surprise, je décelais. Je compris alors que ce baiser, je le devais à un élan de courage. Jusqu'à la dernière seconde, jusqu'à ce que j'agrippe sa taille de mes mains et m'empare à mon tour de ses lèvres, il avait douté et craint que je le repousse. Pourtant, il ne s'en doutait probablement pas, mais ce baiser, je venais de l'accueillir avec le soulagement et l'avidité d'un camé à qui l'on accorde enfin sa dose. Nous avions beau être en public, je passais discrètement mes mains sous sa chemise et commençais à explorer son dos de mes caresses. Je voulais qu'il ressente à quel point je le voulais et combien l'attendre m'avait frustré. Je n'avais aucune envie de me libérer de ses bras et lui non plus ne semblait pas particulièrement pressé de rompre le charme. Mais il était tard. Très tard. Il me fallait partir. Il parut instantanément comprendre et resserra son étreinte. À mon corps défendant, autant qu'au sien, je me dégageais. Nous ne pouvions en rester là. Du champagne, un cocktail... Un thé peut-être ?

- Demain, 16h, 30 Rue du Bourg Tibourg. Ne soyez pas en retard...

Je disparus aussitôt, fendant la foule sans trop de ménagement. Mon cœur s'affolait. J'avais désespérément besoin d'air frais. La nuit était noire et son parfum, qui avait imprégné ma tenue, flottait dans l'air...

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