Chapitre 1, Partie 4

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Elle ouvrit délicatement la porte et se glissa dans le bureau, que Robe appelait la salle des « jolies choses ». La moitié de l'espace était occupée par des pierres qu'il avait ramassées, des chemises qu'il refusait de porter mais aimait contempler, et des morceaux de tissu coloré épinglés aux murs. De temps à autre, il y gardait aussi les poulains souffrant de coliques. Une fois, il avait recueilli un bébé léopard des neiges pendant un mois, il lui avait même construit un nid. Comment Robe avait réussi à attraper cette dangereuse créature ─ même un petit léopard blanc avait des griffes capables de rivaliser avec le couteau qu'elle tenait à la main ─ et comment il avait convaincu les pégases de garder son secret, elle ne le saurait jamais, mais lorsque Garth, l'aubergiste, avait découvert le jeune félin, il était entré dans une rage folle. Après d'âpres négociations, Robe avait fini par se laisser convaincre et avait rendu le petit à l'aubergiste. Garth avait dit à Robe qu'il l'enverrait dans un refuge pour animaux, mais en réalité l'aubergiste l'avait vendu à un noble sans jugeote qui collectionnait les animaux dangereux.

Ciardis se dirigea vers le mur du fond, où Robe avait installé un divan. Elle écarta doucement une pile de chemises bariolées, se glissa sur le canapé et se pelotonna. Son sommeil fut constant jusqu'au matin. Lorsqu'elle se réveilla, ce fut pour découvrir un bol de gruau d'avoine qui refroidissait sur le sol près de son bras endormi. Un pâle rayon de soleil filtrait au travers de l'étroite fenêtre, éclairant son visage. Un sourire au coin des lèvres, elle tendit la main pour attraper la bouillie de raisins secs, de lait et d'avoine. Elle était presque sûre que les pégases avaient droit au même petit déjeuner. Il n'y avait que Robe pour croire que cette mixture convenait aussi aux êtres humains.

Après avoir mangé et s'être rendue aux bains, elle s'en alla au lavoir pour une autre journée de dur labeur. Tout en marchant, elle plia le coude au-dessus de sa tête et suivit les muscles de son épaule pour s'étirer le bras, comme elle le faisait de temps en temps. En arrivant, elle aperçut une femme aux cheveux clairs et à la coiffure élégante, debout dans le bureau de Sarah, en grande conversation avec la vieille lavandière. Ciardis s'arrêta dans le couloir et tendit l'oreille. La femme agitait le long manteau de cavalier qu'elle tenait à la main. Il était d'une magnifique teinte rouge flamboyant ─ on aurait dit le plumage d'un coq dans le soleil couchant printanier. Ciardis savait également qu'il était aussi doux que du beurre, car elle avait manipulé une dizaine de pourpoints identiques la veille dans l'après-midi. Aux aguets, elle entendit la femme demander :

— Combien pour l'avoir ? Vingt shillings ? Quarante ?

Pour avoir quoi ? Les yeux écarquillés, Ciardis s'interrogeait. Quel que soit l'objet de sa question, cette femme en offrait deux mois de salaire.

Sarah secoua lentement la tête.

— Non. Vous n'aurez pas ma formule.

Formule ? Mais de quoi parlaient-elles ? Consciente de l'impression qu'elle donnerait si on la surprenait en train de traîner dans l'entrée, elle s'efforça de paraître affairée en s'agitant çà et là, triant les piles de vêtements entassés contre le mur du fond. Mags surgit de nulle part, la mine étonnée, mais Ciardis secoua la main pour la chasser loin du linge qu'elle rangeait. Elle n'avait pas envie d'avoir fini avant que la conversation qui allait bon train dans le bureau de Sarah ne soit terminée. Mags s'éloigna, vexée.

— Vraiment, Madame ? répondait la visiteuse exaspérée dans le bureau de Sarah. J'en ai juste besoin pour les costumes rouges. Cela vous demande-t-il un tel effort ?

Les pièces du puzzle se mettaient en place dans l'esprit agité de Ciardis. Le rouge était une teinture princière, l'une des rares dont la récolte et la préparation exigeaient du talent. Ciardis était connue dans la vallée pour sa teinture rouge, qu'elle réalisait en mélangeant des plantes d'altitude à un ingrédient mystérieux que Sarah essayait de lui soutirer depuis des années. Ciardis refusait de lui révéler son ingrédient secret, la Feuille de Lune des Montagnes, et Sarah n'avait jamais réussi à concocter de mixture équivalente. Plus que tout, Sarah aimait son argent et elle savait que tant qu'elle aurait accès à la teinture de Ciardis, elle pourrait demander des sommes exorbitantes aux clients désireux de faire nettoyer leurs vêtements tout en préservant l'éclat rouge des tissus. C'était la raison pour laquelle elle avait confié tous les pourpoints à Ciardis, la veille.

Si Sarah lui avait tout de même rappelé de veiller à ce que les couleurs ne se ternissent pas, au fond, elle savait que les mélanges nettoyants de Ciardis étaient les meilleurs. Sarah avait beaucoup de chance que Ciardis n'ouvre pas sa propre laverie ; la clientèle de la vallée n'était pas suffisante pour plus d'un service de ce genre.

— Cette vieille harpie, marmonna Ciardis une fois que la conversation fut terminée.

Sarah essayait de vendre sa teinture pour une somme rondelette, et Ciardis était persuadée que Sarah ne comptait pas partager les profits avec elle.

Lorsque la dame à la chevelure opalescente sortit à grandes enjambées, Ciardis se précipita vers la porte latérale et contourna l'avant du bâtiment pour la rattraper.



Le Temps du Pouvoir (La Lumière de l'Empire Tome 1 en Francais)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant