Deuxièmement

36 10 0
                                    

Alabama, la veille

Alan est avachi dans le canapé entre Louisa et Chester. Paloma travaille au bar comme tous les jeudis. L'horloge indique quinze heures passées, ils n'ont toujours pas déjeuné mais n'ont pas faim. À travers la paroi de la cuisine ils entendent leur mère sangloter au téléphone, puis leur père crier au combiné. Alan regarde par la fenêtre, il sait que s'il tourne la tête il verra sa sœur pleurer et aura lui aussi du mal à se retenir. Leurs parents finissent par rentrer dans le salon, Martha ne cache pas ses yeux rougis et embués. Le père secoue sa tête de gauche à droite doucement et Louisa laisse échapper un sanglot, Chester se lève brutalement vers le jardin. On entend des cris, des injures, des insultes, comprend des « tous les mêmes » et des « je les hais » entremêlés de pleurs. Nous sommes le vingt-huit août et pour la douzième fois du mois une attaque anti noirs a éclaté en Alabama et Michelle Phil n'en est pas sortie vivante. Les attentats de ce type avaient doublé d'ampleur quelques années après la naissance d'Alan. Leur village était à grande majorité noire et n'avait jamais subi d'explosions, cependant la capitale et les grandes villes du sud du pays étaient beaucoup visées et autant touchées.
« - On part, déclara le père.
Martha se tourna vers lui en écarquillant les yeux, tout comme les deux autres enfants.
- On part demain, répéta-t-il.
- Hors de question, se braqua Alan. On a toute notre vie ici.
- La seule chose qui reste ici est la mort assurée ! crie-t-il.
- Je reste.
- Non, tu viens avec nous. Il n'est pas question qu'on perde quelqu'un d'autre. Les gens racontent que dans les États du nord tout est plus calme. Nous irons là bas.
- Tu crois vraiment que Michelle aurait voulu qu'on parte ?
- Michelle est morte parce que nous sommes restés ! Nous irons dans le nord et Dieu veillera sur nous.
- Dieu t'as fait noir dans un monde où l'être ne te permet pas de vivre et tu continues de croire en lui, il siffle.
- La discussion est terminée. Nous partons demain. »
Paloma était étendue sur le fauteuil de son salon, l'oreille tendue vers un post de radio grésillant. Elle l'éteignit et se leva d'un bond en apercevant Alan :
« - Tout le monde va bien ?
Il ne dit rien dans un premier temps puis la prend dans ses bras en enfonçant sa tête dans le creux du cou de la fille. Il dit « Michelle » en sanglotant et elle resserre son étreinte autour de lui. Ils ne bougent plus vraiment, se balancent juste mécaniquement au rythme de la musique en arrière fond.
- Je pars, dit-il doucement.
Elle dit « quoi ?» en fronçant ses sourcils bruns et il répète en expliquant vaguement. C'est à son tour d'avoir les yeux pleins de larmes et elle se pince les lèvres pour les empêcher de couler.
- Prends mon disque pour ne pas m'oublier.
- Avec ou sans disque, je te promets que je ne t'oublierai jamais.»

Paris, bien après

« - Les gens deviennent dangereux quand ils commencent s'introduire dans votre routine. C'est exactement ce qui s'était passé avec Paloma. Un jour tu parles de ta vie dans trente ans avec elle, un autre tu ne lui parles plus du tout. Ne les laisse pas devenir une habitude, parce qu'ils partiront de ta vie tôt ou tard. Vis comme si tu allais te réveiller seule.
- Vous êtes vraiment parti sans Paloma ?
- Oui.
- Et vous l'avez revue quand ?
- Jamais. Je ne l'ai pas revu depuis le vingt-neuf août 1967.
Blanche regarde le vieil homme, incrédule.
- Donc vous me demandez de faire un article sur une fille que vous avez vu deux mois durant l'été de vos seize ans ? s'étonna-t-elle.
Il hocha la tête.
- Alors l'histoire s'arrête là ? C'est tout ? Après vous partez dans le Nord, vous vous trouvez une femme et avez des enfants ?
- Non, absolument pas. Ça n'est pas parce que tu quittes quelqu'un que tout est fini avec lui. Je n'avais jamais compris que j'étais amoureux d'elle, des fois la seule façon de se rendre compte à quel point tu aimes une personne c'est juste de voir ô combien c'est douloureux quand tu la quittes.
- Qu'avez vous fait dans le Nord ?
- La partie de ma vie dans le Nord n'a pas été très intéressante. Moins que celle où je suis passé du Sud au Nord. Jusqu'à la fin d'août 1967 je n'avais jamais été confronté à la ville. Nous n'avions pas de bus, pas de parcs. Ce qui change quand un noir arrive en ville n'est pas tant le fait qu'il n'est jamais passé sur un passage piéton de sa vie et n'a jamais été coincé dans les embouteillages. Un Noir en ville découvre ce que c'est que d'être un Noir dans un milieu de Blancs au vingtième siècle. En Alabama nous étions dans un minuscule village, et si le bar où j'ai rencontré Paloma était majoritairement noir ce n'était dû qu'à l'absence de blancs dans le coin. Michelle allait à l'université en ville et nous racontait vaguement ce qu'il s'y passait, sans que je le vive réellement. L'arrivée en ville a commencé par un l'arrivée d'un bus à six heures quarante.

Les cigales d'AlabamaWhere stories live. Discover now