Troisièmement et dernièrement

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Tennessee, toujours le jour même

D'après les plaques d'immatriculations des voitures qui passaient, ils se trouvaient dans le Tennessee, où quelque part sur la frontière. Le panneau qui affichait les horaires des bus indiquait le prochain en direction de Nashville, Tennessee, à huit heures trente, soit quarante cinq minutes plus tard. Mais lorsqu'il est arrivé, le chauffeur n'a pas accepté de les faire monter à bord malgré les dizaines de places disponibles. Ils attendirent jusqu'à midi pour qu'un bus ne les prenne, s'assirent que les strapontins du fond sans moufter, la blessure de Chester attirant d'autant plus les regards. Le bus s'ébranla bruyamment - la route était moins bonne - et les amena sans problème jusqu'à Nashville à quinze heures. C'était la première fois qu'Alan marchait dans une vraie, une grande ville. Chest' était déjà allé plusieures fois à Birmingham et ses parents également. Pour lui, les voitures, les klaxons, les nombreuses boutiques, les routes et les immeubles étaient tout nouveaux. Ils marchèrent à travers la ville pendant plus d'une demie heure à la recherche d'un endroit où acheter à manger, mais les quartiers riches qu'ils évitaient en raison des prix exorbitants et du racisme omniprésent et les panneaux « réservé aux Blancs » ou « interdits aux Noirs » ne rendaient pas la tâche facile. Ils accélèrent le pas en passant devant deux policiers qui interrogeaient brusquement un couple de Noirs et devant un terrain de basket-ball où un groupe de jeunes adultes disputaient un match entre Blancs. Alan ne se sentait pas en sécurité et encore moins accepté. Ils trouvèrent un pub dans la Wedegwood avenue réservé aux Noirs, ce qu'ils trouvaient plutôt étonnant en raison de leur proximité avec l'Université de Belmont et la bourgeoisie du quartier.
Une fois assis, le père sorti une carte qu'il déplia sur la table.
« - Nous sommes là, indiqua-t-il en pointant la capitale du Tennessee du doigt.
Il le fit glisser vers le Nord et s'arrêta sur la ville de Chicago.
- Il y a des bus qui arrivent là, il faut en prendre un, puis encore un autre jusqu'à Minneapolis dans le Minnesota. J'ai une sœur ici, c'est la que nous irons en attendant de nous trouver notre propre logement.
Ils hochèrent tous la tête, conscients qu'ils n'avaient dans tous les cas pas vraiment leur mot à dire. De toutes façons, le père savait ce qu'il faisait et connaissait les routes (il avait vu beaucoup de pays étant jeune). La mère, elle, était née à Houston, près de leur village d'Alabama et n'en était jamais sortie, mises à part les quelques visites à Birmingham et une à Tuscaloosa.

Paris, bien après

« - Nous avons effectivement pris un bus pour Chigaco, et un réservé exclusivement aux Noirs. Enfin, il me semble qu'il y avait un ou deux blancs dedans mais qui étaient à cent pour cent contre le racisme. Chester s'était mis à côté d'un type qui venait tout droit de Californie. Il avait une coupe afro, ce qui était plutôt rare pour l'époque, et un blouson en cuir. « Les choses changent », avait-il dit à mon frère. Il lui a parlé d'un mouvement créé en octobre dernier, Black Panthers, lui a dit que les gens commençaient à se bouger. Il mentionne un certain Luther King, dont nous avions vaguement entendu parlé avec mes amis au bar. Il se trouvait que plus de dix personnes du bus faisaient parti de ce mouvement. Je n'avais jamais vu Chest' excité comme ça. Il se retournait tout le temps vers moi en me disant « T'as entendu ça, Al ? ». Le gars s'appelait Marty. Il avait fait plusieurs mois de prison et passait sa vie à la défendre. Du haut de mes seize ans, j'étais vraiment impressionné par son parcours. Mais encore moins que Chest. J'ai compris à ce moment là que mon frère regrettait d'avoir passé vingt trois ans de sa vie dans des champs, totalement coupé de la vérité. Chester était le genre d'homme qui pouvait changer le monde, avec des idées plein la tête, une grande gueule et les mots justes. Je n'étais pas comme ça, la seule chose que je regrettais était ma Paloma et j'étais content d'avoir vécu le plus normalement possible mon adolescence. Chest me disait que ça n'avait pas été le cas, que normalement, j'aurais dû voir comment était réellement le monde et que j'avais juste vécu dans le déni et la lâcheté, et il avait sûrement raison. Je pense que nous avons juste eu deux mondes très différent, j'étais engagé avec une fille et lui avec un peuple.
- C'est assez égoïste quand même, non ? Surtout si vous n'avez vu la fille que deux mois.
- C'est exactement ce que je me suis dit un peu plus tard. Pour le moment, mon frère ne faisait que de me répéter que je n'avais pas vu le monde. Et la véritable horreur je la découvrais ce soir là. »

Les cigales d'AlabamaWhere stories live. Discover now