- Cette fille-là, elle n'est pas comme les autres ! Sérieusement, tu connais beaucoup d'adolescente qui préfère passer leurs journées à regarder la mer plutôt que d'être avec leurs amies ? Des fois, je ne suis même pas sûr qu'elle existe pour tout avouer... On ne sait jamais, c'est peut-être la solitude qui me joue de mauvais tours, mais puisque tu la vois aussi c'est qu'elle est vraiment là !
Le vieil homme conclu sa phrase par un large sourire et s'approche du garde-fou contre lequel Anwar, son assistant, est accoudé. Il regarde en contrebas et la voit, assise sur la grève, étrangement immobile avec ses cheveux bleus se balançant furieusement au vent.
Anwar détourne les yeux du tournoiement de mèches à la couleur atypique pour les poser sur le gardien du phare.
-Et vous, pourquoi vous faites ce métier ?
-Mon père l'était avant moi.
Le jeune adulte s'attend à un retour de question, l'habituel Et toi ? qu'il redoute tant, mais les mots ne viennent pas et, soulagé, il noie ses prunelles dans l'immensité de l'océan. Que penserait son patron s'il savait que s'il s'est proposé à ce poste c'est parce qu'il préfère, à l'instar de la mystérieuse fille, la compagnie du vent glacial et des mouettes à celle des humains ?
Il n'a jamais vraiment remis en question cette attitude qui fait de lui le mouton noir de sa famille, mais aujourd'hui ses convictions sont ébranlées par le regard que porte l'homme du phare, comme on le surnomme ici, sur cette adolescente qui préfère s'éloigner du tapage et de l'incongruité des foules.
-Tu sembles pensif mon garçon...
Anwar s'apprête à répliquer mais il se rend compte que son interlocuteur n'attend pas de réponse là non plus. Est-ce la solitude qui l'a rendu aussi taciturne, se comportant comme si aucune de ses paroles n'ont d'échos chez ses semblables ou est-ce tout simplement que le vieil homme ne souhaite pas connaître de réponses à ses interrogations ?
Quoi qu'il en soit son mutisme arrange bien Anwar qui a en horreur de devoir expliquer les méandres de ses réflexions qui, il faut bien l'avouer, n'ont cessé de tourner durant cette première semaine de travail autour de la chevelure bleue.
La jeune fille, semblable aux vagues, ne se retire de son esprit que pour s'y déferler avec encore plus de force. Le mystère dont l'entourent les habitants de la petite ville côtière fait d'elle une énigme pour Anwar qui, en vingt ans, n'a jamais connu ni adolescente aux cheveux couleur océan ni jeune fille éprise de la mer à part celle-ci.
-Tout de même, elle est unique. A sa manière certes, mais unique. Regardez-la, tout le monde la connaît et parle d'elle, comme si elle les a charmés de loin, sans un regard, seulement avec les mouvements hypnotiques de ses boucles bleues.
L'homme du phare prend quelques secondes pour y penser sans quitter des yeux la frêle silhouette, comme si la réponse était inscrite sur son dos, mais quand il lève les yeux, c'est avec une certaine gravité qu'il fixe Anwar.
-Ce qu'il y a de dangereux avec les sirènes, c'est qu'on ne se doute de rien avant qu'il ne soit trop tard...
Ces quelques mots prononcés d'un ton apocalyptique arrachent un sourire en coin au jeune homme. Le vieillard, vexé que ses avertissements ne soient pas pris au sérieux, hausse les épaules et s'éloigne en pestant contre cette jeunesse qui pense tout savoir.
-Enfin seul...
Le murmure se perd dans le vent mugissant qui l'emporte vers cet horizon houleux qui étrangement n'attire pas Anwar. Il n'a jamais nourri de rêve d'aventures ou de quêtes héroïques le menant par delà les mers, seulement celui d'un recueillement avec lui-même aux portes d'un monde dont il ne veut connaître que les prémices.
Il préfère se limiter aux apparences que peut revêtir l'océan ainsi observé depuis le phare, plutôt que de voir ce qui agite l'eau bouillonnante et de savoir ce qui la pousse à toujours revenir en vagues dentelées d'écume vers le rivage.
Non, lui s'intéresse aux mystères qui peuplent les côtes et la sirène terrestre représente à elle seule les rêves d'enfant qui l'ont animé des années durant. Alors, Anwar se perd dans ses pensées et dans les ondulations de la chevelure bleue.
Il s'abandonne aux bruits de l'océan tandis que le soleil se couche, faisant fuir vers la ville, si ténébreuse malgré ses lumières, la Veilleuse de l'Océan.
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La Veilleuse de l'Océan
Short StoryAssise sur la plage, mèches bleues au vent et regard perdu à l'horizon. La Veilleuse de l'Océan. Perché en haut de son phare, solitaire dans l'âme et amoureux des mystères. Anwar. Figé dans sa loge, fidèle à son poste et effrayé à l'idée de mourir...