Anwar balaie du regard la plage vide. Il est huit heures du matin et la Veilleuse de l'Océan n'est pas encore à son poste. Mais il le sait, elle ne saurait tarder. Elle finira par venir comme tous les autres jours avant celui-ci... Alors il attend, cette fois-ci en scrutant l'étendu bleue vert comme si c'était en elle que se cache la réponse à sa question.
Qui est-elle ? Qui est cette femme aux cheveux bleus et au regard noir, à la fois si impénétrable et perspicace ? Disséquant son esprit alors que lui doit se contenter de son enveloppe charnelle, du superficiel. Pour une fois, il veut connaître les profondeurs, quitte à s'y perdre...
Le jeune homme croise les mains pour les réchauffer, le sable est gelé malgré le soleil qui est toujours plus haut dans le ciel. Cela doit faire plus de trois heures qu'il est assis là et il se surprend à penser que ce n'est pas si désagréable. L'océan apporte son lot de réponses d'ici, beaucoup plus que quand on le fixe sans trop y réfléchir depuis le phare. Mais comment savoir si elles sont vraies, là est la véritable question.
Anwar, se rappelant de la raison de sa présence, jette vainement un coup d'œil autour de lui. Elle ne viendra pas, il le sait. Ou plutôt il le sent. Il ne saurait comment l'expliquer mais à l'instant où il a posé les yeux sur l'océan il l'a su. Il est quand même resté, hypnotisé par les vagues comme il l'est par les boucles bleues.
Serait-ce possible qu'elle soit la continuité de la mer sur terre ? Un tourbillon aquatique humain ? Quoique même dans son côté sauvage, on y voit une sorte de calme. Elle n'est peut-être pas tout à fait sereine, mais elle l'est beaucoup plus que cette foule discordante qui broie chaque être pour créer un tout monochrome...
Anwar soupire, pas d'énervement ni même de déception, car avec une fille comme elle on ne peut être déçu, mais de frustration. À attendre là sans rien faire, il a perdu son temps. Le jeune homme se rend immédiatement compte de l'idiotie de sa pensée.
Qu'aurait-il fait de ses heures s'il n'était pas venu ? Regarder l'océan depuis le phare ? Marcher au hasard des rues et se crisper à la vue du moindre passant ? Répondre aux messages de ses cousins, sans doute envoyés par pure politesse ?
Il n'a pas perdu son temps, au contraire il l'a mis à profit... Réfléchir, penser, observer, se perdre dans l'enchaînement de nos réflexions, voilà ce que c'est utiliser son temps à bon escient.
Anwar se laisse aller à imaginer la discussion qu'il aurait pu avoir avec la Veilleuse de l'Océan, bâtissant et démolissant à tour de rôle le lien ténu qu'il avait cru réussir à tisser avec elle. Il soupire, se demandant quand il arrêtera enfin de créer des dialogues entre lui et des personnes à qui il n'adressa sans doute plus la parole...
Car c'est cela la vérité. Elle s'est envolée, se laissant emporter par les bourrasques d'émotions qui soufflent en continue sur elle. À force de trop garder en elle ce qui devrait sortir, elle a fini par n'être plus qu'un objet entre les mains de ses sentiments, ne répondant qu'à l'instinct et ne réagissant qu'aux cris du cœur.
Le jeune homme lève les yeux vers le phare, admiratif devant la bâtisse qui défie fièrement le vent.
Et là, il la voit. Elle est là. Et d'instinct, il sait. Tel le phare, elle est en position de défi. Elle contre la vie. Prête à se jeter dans les bras de la mort.
Anwar se met à courir et une seule pensée pousse ses jambes à vouloir aller toujours plus vite. « Non, elle ne doit pas faire ça ! ». Plus rien autour de lui n'a de l'importance, ni les marches inégales, ni le grincement de la lourde porte entrebâillée. Il doit l'empêcher de sauter. Il doit la sauver.
-Attends !
-Je ne veux plus attendre...
Les paroles à peine murmurées frappent Anwar en plein cœur. Elle le regarde avec un petit sourire triste, comme en excuse. Mais ses yeux reflètent un profond désespoir. Et ce sont eux qui donnent la force à Anwar de franchir les derniers mètres les séparant, les bras en avant avec l'espoir de rattraper la silhouette gracile qui bascule vers l'avant, se précipitant vers la mort, les yeux toujours dans les siens.
-Non !
Anwarn'a pas conscience du hurlement de terreur qui lui échappe tandis que le corpsde la Veilleuse de l'Océan s'offre au vide.
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La Veilleuse de l'Océan
Short StoryAssise sur la plage, mèches bleues au vent et regard perdu à l'horizon. La Veilleuse de l'Océan. Perché en haut de son phare, solitaire dans l'âme et amoureux des mystères. Anwar. Figé dans sa loge, fidèle à son poste et effrayé à l'idée de mourir...