Déduction

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La fillette toujours accrochée à ses bras, Lina Saïdi remonte à l'étage. Comment vais-je m'y prendre ? s'interroge-t-elle, inquiète. Elle effectue un premier arrêt en salle de repos. Deux collègues y sont installés, une tasse de café fumante entre les mains. Ils la dévisagent, surpris, mais obéissent quand elle leur fait signe de se taire pour ne pas troubler l'enfant. Derrière eux, un plan de travail avec une machine à café, un évier où traînent des verres sales. Son objectif est un peu plus loin : l'armoire d'un distributeur automatique de soda et sucreries. La policière contourne les deux agents pour l'atteindre et fait tomber pour elle-même une canette de coca light. Puis elle murmure à l'enfant : « Tu veux quelque chose ? ». Celle-ci, toujours agrippée de toutes ses forces à Lina désigne timidement une barre chocolatée. « Ok » réponds Lina. Son butin en main, elle l'emmène.

Si les deux policiers étaient étonnés de voir Lina avec un enfant dans les bras, c'est sans commune mesure avec Patrick Giblin qui partage le bureau de Lina. Celui-ci ouvre des grands yeux effarés... Mais il se reprend rapidement.

« ça y'est, tu as eu ta mutation ? T'as raison, tu seras plus à ta place à torcher le cul des mioches en crèche ».

Une autre réaction m'aurait surprise... Pour son collègue, avoir une coéquipière féminine était déjà difficile à accepter, mais en plus d'origine maghrébine... Raciste et macho à la fois, la totale... juge Lina.

« Je te plains, tu es né soixante-dix-ans trop tard » réplique-t-elle. « Sous Vichy, tu aurais déjà eu une promotion comme commissaire divisionnaire... »

La pique fait mouche, Patrick Giblin fait pivoter sa chaise et se plonge à nouveau sur le rapport en cours sur son ordinateur.

« Bon et maintenant, occupons-nous de toi » dis Lina d'une voix douce en se tournant vers la petite fille. Elle se penche vers elle et murmure « Je m'appelle Lina, et toi ? » Mais l'enfant ne répond pas et se recroqueville un peu plus sur elle-même. « Bon, on va essayer autrement ». La policière tend le bras vers l'imprimante et en ressort des feuilles de papier blanc qu'elle pose sur la table. Pour les feutres, ça va être plus compliqué... se dit-elle. Ce n'est pas dans la dotation en papeterie habituelle de la police. En fouillant dans ses tiroirs, elle trouve quelques stabilos de couleurs. Ça fera l'affaire... « Tu me fais un dessin de chez toi ? », mais elle n'obtient guère plus de succès.

Lina ne se décourage cependant pas, et commence à dessiner, laissant la petite fille seule sur sa chaise, feuilles et stylos à portée de main. Plusieurs minutes passent ainsi, Lina se sent observer mais continue son activité en essayant de garder un air décontracté. Mon dessin ne ressemble à rien... constate-t-elle. Elle n'a jamais été douée pour les arts graphiques, et pour autant qu'elle puisse en juger, il n'y a pas grande différence entre son œuvre et ce que pourrait réaliser un enfant d'une demi-douzaine d'année.

Du coin de l'œil, Lina constate néanmoins que ses efforts ont porté leurs fruits, la petite fille s'est elle aussi mise à dessiner. La policière continue de son côté, laissant l'enfant à ses efforts, tout en l'observant du coin de l'œil. Quand son dessin semble sur le point d'être achevé, Lina le détaille et éprouve le plus grand mal à l'interpréter : un rectangle lui semble symboliser une barre d'immeuble. Un peu plus loin, sont crayonnés de multiples traits qui semblent jaillir du sol, et enfin le dessin très figuratif d'une personne : un petit ovale pour la tête, un plus grand pour le reste du corps et quelques traits pour les bras et les jambes. De manière surprenante, le personnage est dessiné à l'horizontal.

« Bravo » dit Lina. « Un très joli dessin... » Elle prend un stylo et se penche au-dessus de la feuille. « Il faut que j'écrive ton nom dessus pour m'en souvenir. Tu t'appelles comment ? ». « Clara » répond la petite fille d'une voix douce.

Et bien, on avance, un peu... Lina tente de pousser son avantage « Clara comment ? ». « Ben Clara comme Clara » répond celle-ci. Ok, il va falloir faire sans nom de famille. Mais la policière ne baisse pas les bras. « Et lui, c'est qui » demande-t-elle en désignant la personne allongée sur le dessin. « C'est mon frère Marc. Il dort ». « Et là » poursuit Lina en désignant la multitude de traits qui jaillissent du sol, « C'est quoi ? ». « Ben, la douche géante, voyons ! » répond Clara, l'air amusé. Une douche géante ? « Elle est dans ta maison ? » poursuit Lina. « Mais non.... Dehors » affirme l'enfant.

Du pied, Lina pousse légèrement sa chaise à roulette, pour prendre du recul physiquement comme mentalement. Résumons-nous. Elle s'appelle Clara, son frère marc dort, et elle me parle d'une douche géante dehors. D'ailleurs, ses vêtements étaient mouillés quand elle est arrivée... Que puis-je faire de ça ? Cherchant l'inspiration, Lina tourne son regard vers la fenêtre. Soudain, le déclic lui vient.

Il y'a une heure à peine, quelques temps avant que les pleurs de Clara ne la tirent de son bureau, Lina avait vu par cette même fenêtre jaillir un immense geyser d'eau. C'est le grand jeu des jeunes de la cité en cette période de canicule : ouvrir les bouches incendies pour se rafraichir et jouer sous la fontaine ainsi créée. Une douche géante, ça collerait... Mais presque aussitôt, une autre question l'inquiète.

« Clara, dis-moi. Ton frère Marc, il s'est endormi sous la douche, géante, c'est ça ? ». « Oui, » répond-elle. « La douche l'a fait sauter et quand il est retombé, il s'est endormi... ». Lina remarque une petite note d'inquiétude dans la voix de l'enfant. Peut-être devine-t-elle – malgré son jeune âge - que ce qui est arrivé à son frère n'est sans doute pas aussi anodin.

Et merde... On a un autre problème... Lina se précipite vers son téléphone et compose le numéro des services municipaux.

« Lieutenant Saïdi, vous avez eu des ouvertures sauvages de bouches à incendie dans l'après-midi ? » « Hélas oui », répond le fonctionnaire. « Tout à l'heure, au pied de la médiathèque. ». « Vous savez s'il y a eu un blessé ? » demande Lina d'une voix angoissée. « Non, je ne crois pas » répond son interlocuteur ». Et re-merde... Ils ne l'ont pas trouvé !

« Clara, si je t'emmène là où il y'avait là douche géante, tu saurais retrouver où ton frère s'est endormi ? ». « Je crois que oui » répond la fillette d'un ton peu assuré. Le mot « blessé » ne lui a pas échappé. « Alors, on file tout de suite ».

Enfant Perdu !Where stories live. Discover now