Chapitre 34

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Un bruit persistant me réveille. Je fronce les sourcils en entendant mon nom être répété sans cesse. C'est cet appel frénétique qui me fait émerger. Anna-Livia et Ezra dorment au coin des braises. La jeune femme a refusé de prendre un tour de garde et il était évident pour les deux hommes qu'ils ne me laisseraient pas en charge de leur surveillance. Je cherche alors Éros du regard en me demandant si c'est lui qui m'a appelé.

Je me lève lentement. À moins d'un mètre autour du feu, le froid glacial de la nuit me rattrape. Les aptitudes qu'Ezra a déployées pour étendre la chaleur du feu à notre petit groupe sont assez impressionnantes. Il a également eu l'amabilité de sécher mes vêtements afin de je cite : « évitons que tu meurs ».

Je perçois à nouveau l'insistance de la voix qui m'appelle, ce n'est pas celle du prince. Mon regard se porte rapidement sur Ezra cherchant une arme qu'il aurait laissée à ma disposition sans y prêter attention. C'est avec contrariété que je me rends compte qu'il est plus malin qu'il en a l'air. Toutes ses armes sont sous ses vêtements ou en dessous de sa veste qui lui sert d'oreiller. Je décide de prendre quand même la route qui mène à la voix qui m'appelle.

Je me dirige droit sur le lac. Au détour d'un arbre, je m'arrête et tombe sur Éros. Il est assis face à l'étendue noire d'encre dans la nuit, seule la lune se reflète sur l'eau. La voix qui m'appelle se stoppe brutalement et des milliers de chuchotements enflent dans l'air. Je suis hypnotisée. Les rumeurs disaient donc vrai sur le lac chuchotant. J'essaie de décomposer ce qui est dit, mais la seule phrase que j'arrive à déchiffrer est « Rapproche-toi ». Ce que je fais.

C'est étrange, Éros n'a même pas l'air de remarquer ma présence. Je m'assois à côté de lui et tourne la tête dans sa direction. Il a les yeux fermés, son visage reflète une complexité. Pourquoi a-t-il l'air de souffrir, de se battre avec lui-même ? Qu'est-ce qu'il entend ?

Les chuchotements s'intensifient encore autour de moi donc je décide d'écouter ce qu'ils ont à me dire.

Ils sont liés...

— Votre destin n'est pas de rester enchaîné au prince.

— La chasse sauvage est arrivée sur nos terres et elle se déplace vers les vôtres. Elle est annonciatrice de malheur...

— MAIS COMMENT TU PEUX DIRE ÇA ALORS QUE C'EST TON ÂME SŒUR ?

— Je remuerais ciel et terre pour la retrouver, peu importe ce que ça me coûtera.

— Je me disais qu'il serait idiot de ne pas mettre un terme à cette guerre.

— NON, NON, NON...

Toutes ces phrases, ces voix, je les reconnais. Les chuchotements ne sont que des reliquats de moments vécus. Soudain, un cri de désespoir transperce la tranquillité de la nuit. Je ne me retourne même pas, prenant conscience que c'est mon hurlement. Celui qui m'a mise au plus bas alors que j'étais déjà à terre. Je revis la souffrance de ce fameux soir où l'on m'a arraché mon âme sœur.

— Hestia ?!

La voix d'Éros me ramène au moment présent et je tourne la tête vers lui. Il lève la main et essuie quelque chose sur mon visage. Par automatisme, je touche mes joues qui sont baignées de larmes.

— Toi aussi, ils te font souffrir ces chuchotements ?

Je hoche la tête en attrapant mes genoux dans un geste enfantin pour me rassurer. Il se détourne et observe le lac.

— Qu'est-ce que tu entends ? je lui demande d'une voix enrouée.

— Deux voix qui se battent sans interruption. L'une veut que je m'éloigne de toi le plus possible, elle serait prête à te tuer... tandis que l'autre me hurle de te protéger.

Son regard rencontre à nouveau le mien.

— Et laquelle tu as décidé d'écouter ?

— Je n'ai pas encore fait de choix, m'annonce-t-il avec un sourire en coin. Tu penses réellement que ce serait une mauvaise idée de forcer l'une de ces visions ?

Nous nous tournons en même temps vers le lac, comme pour éviter de mettre trop d'intensité dans cette conversation.

— Non, il y a juste certains souvenirs qui sont plus douloureux que d'autres.

— Comme celui où je t'ai avoué que j'étais amoureux de toi ?

L'emploi du passé me tue littéralement. Les chuchotements redoublent autour de moi et mon hurlement se répercute en boucle dans mes tympans. Je m'essuie discrètement l'œil.

— Exactement.

— Bon un autre moment, alors... Quand est-ce que j'aurais appris que tu étais mon âme sœur ?

— Je ne suis pas dans ta tête, alors je suis incapable de te dire à quel moment tu l'as appris.

— Alors au moment où tu l'as appris.

— Je ne sais pas si c'est judicieux, je lève ma menotte, la dernière fois ç'a été assez douloureux.

Son regard se pose sur mon poignet. Il détaille le bracelet et son regard s'attarde sur mon tatouage. Ses doigts délicats attrapent la menotte et la tournent dans un sens puis l'autre. Il trouve ce qu'il cherchait, un petit cratère d'un centimètre permettant d'y insérer la clé qui ressemble à un bouton.

— Dans ce cas, donne-moi la clé.

— Si je l'avais, je ne perdrais pas mon temps à garder cette atrocité.

— Et il n'y a pas d'autre moyen ?

— Techniquement, si. Il te faudrait un fae. Parce que la clé n'est qu'une partie de l'essence de leur magie.

— C'est vrai qu'ils sont si faciles à trouver... dit-il en riant.

— Ça dépend pour qui...

— Va au bout de ta pensée.

Il se rapproche sans lâcher mon bracelet. Je sens son pouce commencer à dessiner des cercles dans le creux de mon poignet. Je ne détourne pas le regard.

— Je dis juste qu'en Edryae, il y a des faes qui vivent en harmonie avec le peuple et qu'ils ne sont pas si difficiles à trouver.

— Alors qu'en Nostraria ... ?

— Alors qu'ils ont délaissé Nostraria... Ce n'est pas sans raison. C'est tout ce que je veux dire.

Il baisse les yeux pour observer son pouce caresser ma peau. Il a l'air hypnotisé par ce simple geste.

— Et tu penses connaître cette raison ?

— Tu me prends déjà pour ton ennemie. Ce n'est pas mon rôle de t'ouvrir les yeux.

— Tu crois que c'est la faute du roi !

C'est une accusation qu'il est en droit de proférer puisque c'est exactement ce que je pense. J'en suis même sûre, après avoir parlé de la situation à plusieurs créatures magiques et notamment avec des faes vivant en Edryae, ils avaient tous le même discours. Le roi Horos est un tortionnaire qui s'acharne à considérer les créatures magiques comme de simples sous-fifres alors qu'Ignace les considérait comme des personnes. Quand ils ont appris que le roi Horos prenait la place de son frère sur le trône, ils ont tous pensé fuir vers la forêt d'Ocaranost, mais Ignace s'est battu pour eux, pour son peuple et a gagné Edryae.

— Le fait que tu l'appelles le roi et non ton père est déjà un indicateur.

Je l'observe froncer les sourcils, puis les hausser comme s'il entendait quelqu'un parler. Il arrache finalement sa main de mon poignet et me dévisage avec une colère évidente.

— Tu devrais retourner te coucher. Nous avons de nombreux jours de marche pour rejoindre le palais de Nostraria.

J'aurais voulu continuer de parler avec lui toute la nuit, perdre la notion du temps. J'aurais souhaité que nos âmes s'envolent et se perdent dans le ciel, mais il est clair que j'ai brisé le moment. Il n'est plus envisageable de discuter.


Le Joyau de Nostraria, tome 3 : la naissance d'une légendeWhere stories live. Discover now