Chapitre 10 : Chloé et la justice

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Cette nuit-là, la petite Chloé Anderson avait décidé de faire le mur.

Oh, cela ne lui ressemblait pas. D'habitude, elle obéissait toujours à ses parents, mettait le couvert, apprenait ses leçons et rangeait sa chambre, et elle en tirait une grande fierté. Cependant, Chloé considérait qu'elle avait un grand sens de la justice. Ses parents lui interdisaient de sortir tandis que d'autres enfants avaient le droit de se promener dehors et de ramener des tas de bonbons pour s'en vanter le lendemain dans la cour de récré. Eux allaient s'amuser comme des petits diables et elle, non. Ce n'était pas juste.

Elle hésita au dernier moment, désirant au fond d'elle rester la petite fille parfaite que ses parents adoraient, mais la tentation fut la plus forte. Elle ne resterait qu'un petit quart d'heure, de toute façon. Elle s'enroula dans un grand sac poubelle dans lequel elle avait découpé des trous pour les bras et pour les yeux. Comme chaussures, ses tennis roses feraient l'affaire. Elle n'avait pas de chaussures d'une autre couleur, de toute façon.

Ses parents regardaient la télé dans leur chambre et pensaient sûrement qu'elle dormait, ou tout au moins qu'elle essayait. C'était le moment. Son cœur battait la chamade. Elle traversa la maison sur la pointe des pieds, sortit par la porte de derrière et referma soigneusement derrière elle.

Une fois dans la rue, elle ne fut plus seule car des dizaines d'enfants couraient autour d'elle. Etrangement, cette constatation la fit se sentir encore plus seule. Son papa et sa maman ne savaient pas qu'elle était là. Elle avait peur et en même temps, elle se sentait toute excitée. Elle allait s'amuser et profiter de la nuit, comme tous les enfants.

La plupart des lumières étaient éteintes et des petits se servaient à poignées dans les saladiers posés devant les portes. Les garçons bousculaient les filles et leur barraient le passage. Chloé se sentait indignée. C'était vraiment injuste ! Pourquoi les garçons ne traitaient-ils pas mieux les filles ? En tout cas, elle n'allait pas se laisser bousculer.

Mais en même temps, il y avait quelque chose d'effrayant dans ce spectacle. La plupart des enfants portaient des sacs poubelle, comme elle, ou d'autres tenues qui leur cachaient complètement le visage. Les déguisements étaient sales et noirs de terre. C'était laid et cependant, cette foule sombre et grouillante dégageait une joie et une énergie contagieuse et un peu troublante. Chloé se demandait si elle voulait en faire partie.

- Salut, je m'appelle Liv ! dit une voix près d'elle.

Chloé tourna la tête et vit une fille déguisée en sorcière près d'elle. Elle se sentit soulagée. Cette fille semblait gentille et c'était agréable de ne plus être seule.

- Salut, Liv. Moi c'est Chloé.

- On va chercher des bonbons ensemble ?

Chloé acquiesça. Elle remarqua qu'aucune fille ne marchait seule, probablement par peur que quelqu'un lui prenne ses bonbons, et elle trouvait que c'était une bonne stratégie. Elle et Liv arpentèrent le trottoir et se servirent devant chaque maison. Il y avait des bonbons mous au parfum fruit, des caramels enrobés de chocolat, des acidulés et des délices à la menthe. Chloé se remplit les poches. Mieux valait ne rien mettre dans un sac : quelqu'un risquait de le lui arracher.

Elles arrivèrent près d'une maison devant laquelle un attroupement s'était formé. Saisies par la curiosité, Chloé et Liv se frayèrent un chemin parmi la foule et arrivèrent au premier rang. Deux enfants en maintenaient un troisième au sol tandis que le quatrième le rouait de coups.

Chloé eut le frisson. C'était injuste. Quoi que cet enfant ait pu faire, il n'avait pas mérité ça. Il fallait que ça s'arrête ! Elle chercha un adulte du regard, puis se rappela que c'était la nuit d'Halloween. Aucun.e adulte ne traînait dehors après le coucher du soleil et il ne fallait pas compter sur les grands garçons et les grandes filles, celles et ceux que ses parents appelaient les « ados ». En fait, c'était les ados qui lui faisaient le plus peur.

Alors un des enfants les plus grands allait intervenir. Les CM2 étaient bien assez grand.es et fort.es pour s'interposer. C'était évident, elle n'était sûrement pas la seule à trouver ça injuste ! On était nombreux, vraiment nombreux, quelqu'un allait faire quelque chose. Il fallait que quelqu'un fasse quelque chose !

Mais les enfants regardaient la scène, immobiles et muet.te.s. L'enfant plaqué au sol criait, pleurait, suppliait pour que cela s'arrête. Et personne ne faisait rien, il y avait même des gens qui riaient à gorge déployée. Chloé sentait des hurlements de rage qui voulaient s'échapper de sa gorge et qui lui faisaient mal en silence.

Elle savait qu'il fallait que quelqu'un intervienne. Sa bouche s'ouvrit, puis se referma. Elle voulait intervenir, elle qui ne supportait aucune injustice. Mais si elle intervenait, elle risquait de se faire rouer de coups, elle aussi. Dès que quelqu'un ferait un geste pour leur dire d'arrêter, elle irait dans son sens. Il fallait...

- Viens, murmura Liv à son oreille.

Chloé se rendit compte qu'elles s'éloignaient de la scène, comme si ses jambes avaient décidé de partir d'elles-mêmes sans que son cerveau ait eu son mot à dire. Son cœur palpitait et elle se sentait sur le point de s'évanouir.

- On va où ? murmura Chloé d'une voix blanche.

- Plus loin, on n'a pas fait toute la rue.

On n'a pas fait toute la rue. C'était logique, il fallait continuer de visiter chaque pas de porte pour récupérer des bonbons. Ce serait injuste que les autres enfants prennent tous les bonbons.

Chloé s'efforça de ne plus penser à l'enfant roué de coups. Il y avait sûrement des adultes dans les maisons qui épiaient à travers les volets. Les adultes allaient venir à son aide. Quelqu'un d'autre allait faire quelque chose.

Elles passèrent devant quelques autres maisons. Chloé tremblait comme une feuille et elle se rendait compte que Liv non plus n'avait pas l'air très à l'aise. Peut-être qu'elle aurait dû faire quelque chose, comme Wonder Woman dans ce dessin animé qui passait sur la chaîne pour enfants et qu'elle adorait. Elle avait toujours pensé que le jour où elle assisterait à la pire des injustices, elle y mettrait fin. Alors, qu'est-ce qui venait de se passer ?

- On aurait dû faire quelque chose, lança-t-elle soudain.

- Non, on est petites, protesta Liv. Les grands auraient dû faire quelque chose. Nous, on n'a rien fait de mal.

- Si tu le dis...

- J'habite deux maisons plus loin. Je rentre. Tu peux rentrer chez toi toute seule ?

Chloé avait maintenant peur de marcher seule mais elle ne voulait pas passer pour une trouillarde. Elle acquiesça et raccompagna Liv jusque chez elle. Soudain, celle-ci se figea.

- Ma maison... murmura-t-elle.

La façade était couverte de tags. Du jaune d'œuf dégoulinait des volets et la boîte à lettres avait été à moitié arrachée. Les petits monstres l'avaient prise d'assaut.

Sans réfléchir, Liv se précipita dans le jardin. Chloé savait ce qu'elle allait faire : entrer par une fenêtre ou par la porte de derrière et retrouver sa famille qui l'attendait, accroupie derrière les volets clos, prêts à riposter ou à battre en retraite si l'un des gosses allaient trop loin. Chloé se sentit une boule dans la gorge. Et si sa maison aussi avait été dévastée ?

Et si quelqu'un avait remarqué la porte qu'elle n'avait pas fermée à clef derrière elle ? Si sa maison avait été envahie ?

Elle partit en courant, oubliant tout ce qui l'entourait. Elle arriva devant sa maison et poussa un soupir de soulagement. La façade était intacte, quelle chance. Mais pour combien de temps ?

Chloé se précipita à l'intérieur, poussa le verrou et éclata en sanglots.

Elle ne dormit pas de la nuit.

Le Venin d'HalloweenWhere stories live. Discover now