Acte I - Chapitre 2: Le Détective ennuyé

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Le deuxième homme s'appelait Sherlock Holmes, et, en ce début d'hiver 1881, se trouvait aux antipodes de l'état d'esprit de son futur colocataire.

Il avait vingt-sept ans et la vie lui apparaissait à la fois fascinante, emplie de possibilités, et désespérément ennuyante.

Il avait vécu une enfance des plus tranquilles dans une famille extrêmement aisée. L'absence de ses deux parents fut compensée par la présence de son frère aîné, Mycroft, dont il tira toute sa sagesse et ses enseignements. Il apprit à mépriser les choses du corps pour aiguiser son esprit, comme une lame fatale dont nombre de professeurs particuliers firent les frais avant de s'enfuir.

Sherlock Holmes s'éduqua sans eux, à l'aide des ouvrages les plus pointus, sous l'égide d'un Mycroft extrêmement exigeant et, quoique aimant beaucoup son petit frère, pas démonstratif pour deux sous. Pourtant, Sherlock ne souffrit jamais de ce manque d'affection. Après tout, que lui importait l'amour, lorsqu'il avait à sa disposition toutes les connaissances de son époque ?

Il traversa brillamment ses premières années d'études, avançant sans difficultés parmi les sujets les plus compliqués. Son seul problème était l'ennui. L'ennui constant, justement, de ne rien trouver à quoi se mesurer. Mycroft avait fini par le laisser à lui-même pour intégrer son très mystérieux Club Diogène (il avait fallu environ deux heures à Sherlock pour en déduire la nature), et il ne trouvait aucun interlocuteur digne d'intérêt.

La plupart des élèves et des professeurs, à l'université, l'évitaient ou ne lui payait simplement pas attention en dehors de ces brillantes démonstrations lors des cours (où, d'ailleurs, il se permettait de ne plus aller, vu l'avance qu'il avait engrangée dès la première année).

Puis il y eut Victor Trevor.

Trevor fut le premier ami de Holmes. Ils se rencontrèrent par hasard, une nuit où Holmes errait dehors, à la recherche d'une distraction. Le son d'un violon l'attira vers une salle déserte, où un homme jouait passionnément. Ils n'étaient pas spécialement faits pour s'entendre, ces deux-là, mais ils s'entendirent quand même. Holmes, fasciné par l'instrument, mis moins d'un an à devenir virtuose. Et si Victor, de son côté, développa des sentiments plus profonds pour son compagnon, ce dernier fit semblant de ne pas s'en apercevoir.

Puis Trevor invita Holmes chez lui, pour passer l'été et avec, peut-être, des intentions moins avouables, qu'il entendait bien avouer. Holmes hésita longtemps, mais, finalement, se sentit obligé d'accepter, un peu à regret, par peur de perdre le seul ami qu'il avait.

Là-bas, Holmes résolu, malgré lui, sa première affaire. Une affaire si grave qu'elle précipita le suicide du père de Trevor. Toute l'affection que ce dernier avait pu avoir pour son excentrique ami s'effaça bien vite pour se changer en haine envers celui qu'il rendit responsable de tous ses malheurs, jusqu'à ce que Mycroft intervienne – très discrètement – pour que ledit Trevor se sente soudain l'envie d'émigrer en Amérique.

Holmes ressortit de cette première aventure avec deux conclusions : les émotions étaient définitivement néfastes, et deuxièmement, bon sang, il voulait plus d'enquêtes et de mystères !

Au grand désespoir de Mycroft, Holmes tendit tout son être, toute sa formidable volonté, sur ce seul point : enquêter. Il commença, petit à petit, un mystère après l'autre, à s'immiscer dans les affaires de Scotland Yard, se faisant rejeter par tous sauf deux inspecteurs, qui reconnurent tout de suite, sous l'impertinent blanc-bec, la patte du génie.

Holmes n'avait pas vraiment de plan de carrière. Il se contentait de résoudre les affaires au fur et à mesure qu'il les trouvait, se laisser porter par sa passion des énigmes, développer sa science du crime et, pour tromper l'ennui, entre deux mystères, s'abandonner aux bras de la cocaïne.

Imaginez la réprobation de Mycroft, qui voyait déjà son frère suivre ses traces dans la politique ou, au moins, faire une carrière brillante. Mais Sherlock Holmes était un être des plus bornés, et rien ne put lui faire entendre raison. En désespoir de cause, Mycroft décida de lui couper les vivres, pour le forcer à trouver un métier.

Holmes dut donc quitter l'appartement où il vivait seul, en plein cœur de Londres, et se mettre à la recherche d'un logement moins coûteux, à l'aide de ses maigres économies. Plutôt se retrouver à la rue que de donner raison à Mycroft.

Et le destin, une nouvelle fois, s'incarna de la plus bizarre des façons, en la personne de l'ex-infirmier Stamford, qui travaillait comme docteur à l'hôpital St-Bartholomew's.

Stamford était un petit homme nerveux, sans le moindre charme, dont la principale compétence semblait être de susciter l'ennui chez son interlocuteur. Un jour, en se rendant à la morgue en dehors des horaires habituels, il était tombé sur Holmes, qui battait avec énergie un cadavre à coup de cravache, dans le but avoué de vérifier si l'on pouvait faire des bleus à un corps mort.

Il avait aussitôt conçu pour l'homme une étrange fascination, et s'arrangeait toujours, presque inconsciemment, pour le croiser au détour d'un couloir, ou pour avoir besoins de produits ne se trouvant que dans le laboratoire que l'hôpital avait mis à sa disposition... au grand désespoir de Holmes, qui en avait plus qu'assez de se coltiner en permanence son aura d'inutilité et qui tentait – en vain – de s'en défaire par des phrases sèches et courtes, ainsi que des déductions discourtoises qui ne faisait, hélas, que renforcer la fascination du docteur.

Jusqu'à ce qu'un jour, Holmes ait le malheur de laisser échapper qu'il recherchait un appartement. Aussitôt, n'en croyant pas sa chance, Stamford se mit en tête d'habiter avec lui.

J'espère que vous percevez le cri d'horreur intérieur du détective à cette simple idée, puisque Stamford, apparemment, était trop lent pour l'appréhender.

Ce dernier se mit donc en quête d'un appartement et en trouva un excellent, sur Baker Street, à un prix tout à fait raisonnable. Même Holmes dut admettre, en voyant l'appartement en question, qu'il était idéalement situé, très spacieux pour son prix, et que la logeuse avait l'air des plus aimables. Mais c'était un appartement pour deux.

-Et non, pour l'amour de Dieu, Stamford, je n'habiterais pas avec vous !

Outré de ce rejet sans aucune forme de politesse – Holmes avait depuis longtemps dépassé son seuil de patience – le petit homme décida de se consoler par la bonne chair, autrement dit, d'aller prendre un verre, suivit d'un bon repas. Pour cela, quoi de mieux que le Criterion Bar ?

Mais alors qu'il s'approchait pour passer sa commande, il fut surpris de trouver un air familier à son voisin. Oui... Si l'on oubliait la maigreur... La peau tannée... L'air fatigué...

-Mais c'est ce brave Watson ! s'exclama-t-il.

Les Amants de Baker Street [publié]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant