IV. Un océan d'acrylique

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Naël m'attrape le poignet et m'emmène dans une autre pièce, où sont entassés un nombre incalculable de matériel artistique, de toiles finies, d'autres emballées, de placard entrebâillés laissant voir des étagères de livres sur les techniques d'aquarelle ou même sur l'impressionnisme, en passant par des boîtes en bois remplies de tubes de couleurs et de tailles variées. Je n'ai pas le temps de se demander si je veux réellement essayer de peindre que je m'imprègne déjà de l'atmosphère du lieu, saturée de solvants et d'odeur de craie. Des bâches recouvrent une partie du sol, les établis sont recouverts de couleurs, de colle et d'ustensiles éparpillés. Je n'ai jamais vu un endroit aussi peu rangé.

On me donne un pot en argile rempli de pinceaux de toutes sortes, et je les prends un à un dans sa main, j'apprécie leur texture, leur douceur, leur rigidité contre ma peau.

Le vieil homme tire un chevalet d'un des coins du studio, si on peut l'appeler comme ça, et y installe une toile qui paraît immensément blanche. Il me montre tout le matériel à ma disposition, et c'est bon, je suis perdue. Je n'ose pas dire que je ne connais pas les différences entre les teintes, qu'elles soient d'acrylique ou d'huile, je ne sais pas quel outil prendre parmi la multitude de ceux qu'on me tend. Et par-dessus tout, je n'ai jamais tenu de pinceau de ma vie.

Alors quand je pose les yeux sur les quantités de matériel qu'on me propose, je me dis que le vieil homme s'est trompé de personne, que c'est du gâchis de me laisser faire n'importe quoi alors que n'importe qui ferait un bien meilleur travail que moi. Je me demande désormais pourquoi je l'ai suivi, pourquoi je me suis laissée entraîner dans cet appartement inconnu et chez la première personne qui m'a trouvée seule dans la rue.

Je m'apprête à dire à Gabriel que j'abandonne, et que je retourne chez moi. Mais avant que je puisse prononcer le moindre mot, Naël enlève des toiles et des bâches qui recouvrent un piano à queue poussiéreux au bois ocre. Il joue quelques notes au hasard pour se dégourdir les doigts, et marmonne entre ses dents.

« Je suis rouillé.

- Un peu de mélancolie ne ferait pas de mal », lui demande doucement le vieil homme.

Naël arpégie alors un premier accord, puis un deuxième, et enchaîne dans un tourbillon de notes qui s'envolent dans l'air et caressent mon cœur. C'est ma faiblesse, j'adore le piano. Je me sens lourde, embrumée, entourée de nuages, et portée par les notes. Le morceau qu'il joue est d'une tristesse à faire pleurer le soleil. Je tourne en rond, ne sais pas comment me débarrasser de ce qui pèse de plus en plus lourd sur mes frêles épaules. Les notes du piano se lient et se détachent, dansent toutes seules et pleurent leur mélancolie dans l'air avant de se glisser doucement à travers mes remparts, qui cèdent petit à petit. Je m'assois finalement, prends le premier pot de peinture qui me viens à la main, l'ouvre.

J'y plonge un doigt, m'imprègne de la fraîcheur de l'acrylique. Puis je laisse tomber ma main dedans, j'attrape la matière dans mon poing, et la lance de toutes mes forces contre la toile, laissant des trainées bleutées éparpillées un peu de partout, jusqu'à mon nez. Un morceau de mélodie me fait presque tomber à genoux, et je m'accroche à une étagère pour rester debout. J'en renverse un pot d'ustensiles pour sculpter l'argile, j'y prends la spatule, la plonge dans la peinture rouge, et laisse une grande ligne au milieu de la toile.

Je continue, ajoute du jaune sombre et du vert forêt, trempe ma main dans du noir et trace une longue marque en travers de la toile, prends un bout de carton pour griffer des gouttes de gris, je mélange du turquoise au rose et étale le pigment à l'aide d'un pinceau, puis le racle de toutes ses forces avec mes ongles, comme pour déchirer la couleur.

Vidée, je regarde autour de moi et vois les peintures sur les murs sous un nouveau jour. Un certain trait laisse transparaître la colère, et la courbe douce d'un visage la nostalgie. Les couleurs sont vivantes et ondulent de partout, se meuvent selon le coup de pinceau de l'artiste. Naël joue toujours, et tente de dissimuler un sourire en coin que j'aperçois tout de même. Gabriel est toujours appuyé dans l'encadrement de la porte.

J'apporte la touche finale en parsemant la toile de gouttelettes de peinture blanche, à la manière d'étoiles dans l'espace. Puis je les étale avec mes mains, mes bras, en laisse quelques-unes intactes. Je dessine même quelques constellations dans une tâche bleutée.

Je recule, observe le résultat. Mes sentiments nagent dans une mer colorée si souffrante, évacués de ma bulle, de ma carapace.

Un frisson de peur me court sur l'échine. Non, je suis même terrifiée.

Tout le monde peut comprendre ce que je veux exprimer. Et ça me fait mal de constater à quel point ils sont crus, mes sentiments.

AïchöWhere stories live. Discover now