Chapitre 8 II

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  À la guerre, il eut une conduite extraordinaire. Fait capitaine avant d'aller au front, il fut promu major à la suite des ba-tailles d'Argonne, et placé à la tête des mitrailleurs divisionnaires. Après l'armistice, il fit des efforts frénétiques pour être démobilisé, mais par suite de je ne sais quel imbroglio ou malentendu, on l'envoya à Oxford. Il commençait à s'inquiéter – les lettres de Daisy laissaient percer une sorte de désespoir nerveux. Elle ne comprenait point pourquoi il ne rentrait pas. Elle sentait la pression du monde extérieur, elle voulait le revoir et sentir sa présence à ses côtés, être assurée que ce qu'elle faisait était bien ce qu'elle devait faire.

  Car Daisy était jeune et son monde artificiel se peuplait d'orchidées, d'un snobisme agréable et joyeux, d'orchestres qui imposaient son rythme à chaque année, totalisant la tristesse et la suggestivité de la vie en refrains inédits. Toute la nuit les saxophones sanglotaient les commentaires désespérés des « Beale Street Blues » tandis que cent paires de mules d'or et d'argent soulevaient la poussière brillante. À l'heure grise du thé il y avait toujours des chambres qui palpitaient sans cesse de cette basse et douce fièvre, tandis que des visages frais allaient de-ci de-là à la dérive, comme des pétales de roses remués sur le plancher par le vent des tristes trompes.

  Dans cet univers crépusculaire, Daisy se reprit à circuler avec la saison ; soudain elle se remit à accepter chaque jour une demi-douzaine de rendez-vous avec autant de jeunes gens, elle se remit à céder au sommeil, à l'aube, avec sur le plancher, près de son lit, les perles et le chiffon d'une robe de soirée entremêlés aux orchidées mourantes. Et tout ce temps-là, quelque chose en elle réclamait à grands cris une décision. Elle voulait que sa vie prît forme maintenant, tout de suite – et cette décision devait être forgée par une force quelconque – d'amour, d'argent, d'un ordre pratique incontestable – qui devait être là, sous sa main.

Cette force prit forme au milieu du printemps avec l'arrivée de Tom Buchanan. Sa personne, tout comme sa situation, pré-sentait un volume salutaire. Daisy se sentit flattée. Sans doute il y eut quelque révolte, mais aussi un certain soulagement. La lettre parvint à Gatsby quand il était encore à Oxford.

  Il faisait jour déjà sur Long-Island et nous nous mîmes à ouvrir les autres fenêtres du rez-de-chaussée, remplissant la maison d'une lumière grise qui se dora bientôt. L'ombre d'un arbre tomba soudain sur la rosée et des oiseaux-fantômes chantèrent dans le feuillage bleu. Il y avait dans l'air un lent, un agréable mouvement, à peine une brise, qui promettait un jour frais et adorable.

– Je ne crois pas qu'elle l'ait jamais aimé. – Gatsby se détourna d'une fenêtre et me défia du regard.

– Il faut vous rappeler, vieux frère, qu'elle était très surexcitée, hier après-midi. Il lui a dit ces choses-là d'un ton qui l'a terrifiée – qui me présentait sous l'aspect d'un vulgaire escroc. Et le résultat est qu'elle savait à peine ce qu'elle disait.

  Il s'assit, l'air sombre.

– Bien sûr, elle a pu l'aimer un instant, un seul instant, aux débuts de leur mariage – et m'aimer davantage après, comprenez-vous ?

  Soudain il fit une remarque curieuse :

– En tout cas, fit-il, c'est purement personnel.

  Que déduire de cela, si ce n'est soupçonner dans l'idée qu'il se faisait de l'affaire une incalculable intensité ?

  Il rentra de France pendant que Tom et Daisy étaient encore en voyage de noces, consacra ce qui lui restait de sa solde à une misérable mais irrésistible visite à Louisville. Il consacra une semaine à marcher dans les rues où leurs pas avaient ré-sonné ensemble par une nuit de novembre, rendant visite aux endroits écartés qu'ils avaient fréquentés dans l'auto blanche. De même que la maison de Daisy lui avait toujours semblé plus mystérieuse et plus gaie que les autres, l'idée qu'il se faisait de la ville, bien qu'elle ne l'habitât plus, s'imprégnait d'une beauté mélancolique.

Gatsby le magnifiqueWhere stories live. Discover now