Chapitre 8 IV

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Michaelis lui aussi avait vu la scène, mais il ne lui était pas venu à l'esprit qu'elle pût comporter une signification spéciale.

Il croyait que Mrs. Wilson se sauvait de son mari, non qu'elle cherchait à arrêter une voiture sur la route.

- Pourquoi qu'elle aurait voulu faire ça ?

- Cette femme, c'est de l'eau qui dort, fit Wilson, comme si cela répondait à la question. Ah-h-h !

Il recommença à se bercer. Michaelis restait debout, la laisse à la main.

- Peut-être que tu as un ami que je pourrais faire venir, dis, George ?

Espoir désespéré - il était presque sûr que Wilson n'avait pas d'ami : il ne suffisait même pas à sa femme. Il se réjouit un peu plus tard quand il s'aperçut d'une transformation dans la pièce. La fenêtre s'avivait de bleu. Il comprit que l'aube n'allait plus tarder. Vers cinq heures, il faisait assez clair pour éteindre.

Les yeux vitreux de Wilson se tournèrent vers les monticules de cendres, où de petits nuages gris prenaient des formes fantastiques et couraient de-ci de-là au vent faible du matin.

- Je lui ai parlé, marmotta-t-il après un long silence. Je lui ai dit qu'elle pouvait me tromper, mais qu'elle ne tromperait pas le bon Dieu. Je l'ai amenée devant la fenêtre...

Avec un effort, il se leva et se dirigea vers la fenêtre, contre laquelle il s'appuya, la figure pressée contre la vitre.

- Et je lui ai dit : le bon Dieu sait ce que tu as fait, tout ce que tu as fait. Tu peux me tromper, moi, mais tu ne peux tromper le bon Dieu !

Debout derrière lui, Michaelis vit avec un choc de surprise qu'il regardait les yeux du docteur T. J. Eckleburg qui venaient d'émerger, pâles et gigantesques, de la nuit qui se dissolvait.

- Le bon Dieu voit tout, répéta Wilson.

- C'est une réclame, l'assura Michaelis.

Quelque chose le poussa à se détourner de la fenêtre et à regarder dans la pièce. Mais Wilson demeura là longtemps, le visage contre la vitre, hochant la tête vers le crépuscule matinal.

Quand six heures sonnèrent, Michaelis était épuisé. Il éprouva un sentiment de gratitude en entendant une auto s'arrêter dehors. C'était un des veilleurs de la nuit précédente qui avait promis de revenir ; il prépara donc un déjeuner pour trois qu'il mangea avec cet homme. Wilson était plus calme et Michaelis rentra pour dormir ; quand il se réveilla quatre heures plus tard et revint en hâte au garage, Wilson avait disparu.

Sa présence - il alla tout le temps à pied - fut signalée par la suite à Port-Roosevelt, puis à Gad's-Hill, où il acheta un sandwich qu'il ne mangea pas, et une tasse de café. Il devait être fatigué et marcher lentement, car il n'arriva à Gad's-Hill qu'à midi. Jusque-là, il ne fut pas difficile de reconstituer l'emploi de son temps - il y avait les gamins qui avaient vu un homme dont les actes étaient ceux d'« une espèce de fou » et les automobilistes qu'il avait dévisagés d'un air étrange au bord de la route. Ensuite il avait disparu pendant trois heures. Sur la foi de ce qu'il avait dit à Michaelis (« Je connais le moyen de le découvrir »...) la police suppose qu'il avait employé ces trois heures à aller de garage en garage, s'enquérant d'une auto jaune. En revanche, nul garagiste ne se présenta pour dire qu'il l'avait vu. Peut-être connaissait-il un moyen plus commode et plus sûr de découvrir ce qu'il voulait savoir. Vers deux heures et demie, il était à West-Egg, où il demanda à quelqu'un de lui indiquer la maison de Gatsby. Donc à ce moment-là il connaissait le nom de Gatsby.

À deux heures, Gatsby mit son maillot de bain et laissa des instructions au valet de chambre pour qu'au cas où quelqu'un lui téléphonerait, on vînt le prévenir à la piscine. Il s'arrêta au garage pour prendre un matelas pneumatique qui avait amusé ses hôtes pendant l'été et le chauffeur l'aida à le gonfler. Puis il donna l'ordre de ne faire sortir la torpédo sous aucun prétexte - ceci était étrange, car l'aile droite nécessitait des réparations.

Chargeant le matelas sur son épaule, Gatsby se dirigea vers la piscine. Un moment il fit halte et remua son fardeau. Le chauffeur lui demanda s'il désirait qu'il l'aidât, mais il secoua la tête et, l'instant d'après, il disparaissait parmi les arbres jaunissants.

Aucun message téléphonique n'arriva, mais le valet de chambre se priva de sa sieste et attendit jusqu'à quatre heures - bien après qu'il y eût quelqu'un à qui le communiquer s'il était venu. J'ai idée qu'au fond Gatsby ne croyait pas à cet appel. Peut-être même avait-il cessé d'y attacher de l'importance. S'il en est ainsi, il a dû sentir qu'il avait perdu le vieux monde et sa chaleur, payé un prix élevé pour avoir trop longtemps vécu avec un rêve unique. Il dut lever les yeux vers un ciel inconnu, à travers des feuilles qui l'effrayaient, frémit en constatant combien grotesques sont les roses, combien grossière la lumière du soleil sur une herbe à peine créée. Un monde nouveau, matériel sans être réel, où de pauvres fantômes, respirant, en guise d'air, des songes, erraient fortuitement alentour... comme cette forme, cendreuse et fantastique, qui se glissait vers lui entre les arbres amorphes.

Le chauffeur - un des protégés de Wolfshiem - entendit les coups de feu ; plus tard tout ce qu'il put dire, c'est qu'il n'y avait pas attaché grande importance. Je me rendis directement de la gare chez Gatsby et l'anxieux élan avec lequel j'escaladai le perron fut ce qui pour la première fois alarma ses gens. Mais ils savaient déjà, je le crois fermement. Pour ainsi dire sans qu'un mot fût prononcé, nous nous hâtâmes à quatre - le chauffeur, le valet de chambre, le jardinier et moi - vers la piscine.

Il y avait sur l'eau un mouvement léger, à peine perceptible, causé par la poussée du flot nouveau vers l'orifice de vidange, placé à l'autre extrémité : formant de petites rides qui étaient à peine des ombres de vagues, le matelas dérivait irrégulièrement vers le bout du bassin. Il suffisait d'un léger souffle de vent, qui en ridait à peine la surface, pour le déranger dans sa course accidentelle avec son accidentel fardeau. Le contact d'une touffe de feuilles le fit tourner, lentement, traçant dans l'eau, comme avec la pointe d'un compas, un mince cercle rouge.

Ce n'est qu'après que nous nous fûmes mis en marche, portant Gatsby vers le château, que le jardinier aperçut le cadavre de Wilson un peu plus loin, sur l'herbe, et que l'holocauste apparut complet.

Gatsby le magnifiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant