Partie 1 - 1

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          Sa peau se fondait dans l'ombre moite de la cabane. Les bruits de la nuit l'enrobaient d'une délicieuse quiétude, elle savourait le bruissement des feuilles au-dessus d'elle, les hululements harmonieux de la chouette qui habitait non loin de là. Tout son corps se dissolvait dans l'atmosphère délicate du printemps. Elle avait la sensation de se dissiper dans la brise nocturne qui murmurait des secrets contre l'écorce des arbres. Elle se sentait vibrer en phase avec le tronc sous le flux puissant de la sève qui lui semblait s'écouler directement en elle. Sa peau se liquéfiait dans l'humidité des branches entremêlées avec soin au-dessus de sa tête.

          Allongée dans une couverture éclatante tissée à la main et déposée sur un matelas de duvet ramassé dans des nids abandonnés, elle faisait corps avec la nuit. Son souffle gonflait ses poumons, sa chaleur s'engouffrait au creux de son ventre, ses spectres peuplaient son esprit.

          Au loin, un doux cliquetis ne la lâchait pas, il persistait même lorsque la forêt était assoupie, présent à chaque battement de cœur. Il semblait la guetter, tantôt réduit à un murmure presque imperceptible, tantôt résonnant en plein dans son tympan, apporté par le vent. Il la traquait. Il n'avait jamais été aussi proche d'elle, et cela lui égratignait l'âme.

          Elle songeait, allongée dans le noir le plus total, à tous les obstacles qui se tenaient sur le passage de ce bruit meurtrier. Et cela lui déchirait le cœur. Alors, elle tournait son visage inondé de larmes vers le ciel, et elle pensait à tout ce qu'elle perdrait si elle tentait de l'arrêter. Et elle s'endormait, le cœur écartelé et les poings serrés.

          Mais ce soir, ses songes lui empoisonnaient l'être. Ils grignotaient ses veines, enflammaient son ventre et l'échaient ses poumons d'un brasier ardent. Ils hurlaient sa culpabilité. Ils la harcelaient pour l'obliger à agir. Mais elle n'en avait pas le droit. Pas encore. Son heure viendrait, après l'Union. En attendant, elle devait apprendre à supporter les paroles sournoises du vent, comme autant de poignards acérés plantés dans son ventre.

          Mais lorsque la terre trembla légèrement, un spasme lui tordit le ventre et un aiguillon de douleur pure la transperça. L'onde de choc se propagea dans son corps en contact avec le sol en l'enflamma avec une brutalité inouïe. Autour d'elle, la nature se tut alors que ses tempes bourdonnaient et que son épiderme grésillait. Elle se tordit sur ses couvertures. Son corps était en feu, elle sentait un brasier la dévorer vivante.

          Une ombre se leva en chancelant dans la nuit. Ses sens lui revinrent peu à peu, et la jeune fille fut frappée de plein fouet par le gémissement des arbres. La souffrance l'entourait, l'embrassait. Sans bruit, tentant de faire taire l'éperon de douleur qui pulsait sous son front et tailladait sa poitrine, elle se dirigea vers le cœur de la forêt. Ses pieds nus s'enfonçaient dans la terre humide et la connectaient au monde. Elle vivait. Elle ressentait le supplice universel.

          Son souffle s'envola vers les cieux lorsqu'elle aperçut que même les étoiles se cachaient. Elles ne voulaient sûrement pas être témoin de la scène de torture, et la jeune femme les comprenait. Seule la lune veillait sur la forêt épaisse qui l'entourait.

          Elle se glissa dans un taillis, ne fit qu'un avec lui pour le traverser, et se mit à courir. Toujours sans un bruit, elle évita les branches, sauta par-dessus les racines et les ronces, agile et silencieuse comme une flèche. Les muscles affutés de ses jambes se tendaient sous sa peau pour lui permettre d'avaler les bois. Ses foulées avaient la puissance d'une personne habituée au terrain accidenté et parfois presque infranchissable. Ses doigts goutaient l'humidité de l'atmosphère saturée des larmes de la nature, ses cheveux se mêlaient au vent qui chuchotait les mauvaises nouvelles dans un souffle acide.

          Elle courut jusqu'à cet endroit où les arbustes se raréfiaient pour laisser les immenses arbres au feuillage d'un vert tendre se déployer. Lorsqu'elle s'arrêta enfin, elle n'était pas essoufflée, et la douleur s'était atténuée, mais elle laissait une cicatrice boursoufflée qui la tiraillait à chaque respiration. Un rayon de lune la nimbait d'une lumière diaphane, sublimait les traits aiguisés de son visage et les muscles saillants de son corps.

— Tauri, mon enfant, murmura une voix érodée par le temps.

          La jeune femme se retourna, surprise de n'avoir pas perçu le pas de la vieille femme qui s'élevait au pied de l'arbre le plus grand. Une étendue d'herbe argentée les séparait, un océan de calme. Les brins léchaient ses pieds nus, agités par le vent qui s'était réchauffé.

— Tu as encore gagné en discrétion. Sans l'avertissement du vent, je ne t'aurais pas entendue arriver.

          Elle sourit, réconfortée par le ton chaleureux de l'ancêtre, qu'elle n'avait pas vue depuis plusieurs semaines. Elle sentait une caresse sur son entaille, qui la recouvrait d'un baume frais et réparateur.

— Tu es enfin rentrée ! Naos, laisse-moi entrer dans la hutte des guerriers. S'il te plaît. Je ressens la douleur... elle me ronge.

— Je sais, soupira la vieille femme, le visage soudainement mangé par les ombres. Je sais, Tauri. Je la ressens aussi, et le vent me hurle les atrocités des Grisages. Mais tu n'es pas prête, pas encore. Tu ressens la douleur, mais tu n'arrives pas à la canaliser. Tu es encore animée par la rage. Or, c'est l'amour qui dirige les pas des guerriers. Ils sont là pour aimer et guérir. Tu as la douleur, mais tu n'es pas encore capable de la soigner. Aller là-bas te détruirait, et je ne peux pas laisser faire ça.

          La jeune femme baissa la tête, profondément bouleversée par les propos de la doyenne. Elle comprenait. Elle l'acceptait, même. Et sa propre impuissance lui éraflait le cœur. Une larme roula sur sa joue, capturant un instant le rayon de la lune, elle étincela sur son visage avant de disparaître dans son cou.

— Je suis désolée, Tauri. Tu peux revenir vivre avec nous, tu sais. Rien ne te retient. Nunki, Wei et Enif son rentrés, et tout le monde comprend leur décision. Vos choix vous commandent.

          Son corps frémit à l'idée de retrouver le peuple des forêts sans avoir terminé l'Union. Pour elle, ce n'était pas un choix de vie, c'était une vocation. Une certitude. Elle était persuadée qu'elle était faite pour cela, et elle se dédiait corps et âme à la forêt. C'était un abandon d'elle-même à une volonté plus fondamentale que la sienne.

— Je ne quitterai pas les bois sans avoir accompli l'Union, Naos. C'est en moi. C'est essentiel. Je ne vis que pour faire le bien autour de moi. Surtout, je ne vis que pour ma réunion avec la nature. Ça a toujours été en moi.

          Sa voix se brisa en repensant à sa courte vie, ces certitudes. Vingt ans à essayer de vivre en communion avec la forêt et ses animaux, ainsi que le faisait tout son peuple. Dont trois années à vivre en autonomie, afin de devenir une guerrière.

— Alors utilise des cataplasmes. Met t'en sur le front avant de dormir, ou ton crâne explosera.

          La jeune femme hocha la tête et tourna les talons pour retourner à son abri.

L'elfe des boisWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu