Partie 1 - 3

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— Tu n'as pas mal ? s'enquit-elle soudain.

          La même ombre obscurcit à nouveau ses prunelles, et son corps tout entier prit une teinte grisâtre qui inquiéta immédiatement Tauri. Ses tâches de rousseur, qu'elle aperçut alors, furent nimbées de ténèbres, reflétant un monde de souffrance.

— Tout le monde a mal, Tauri. Chacun à sa manière, chacun à son intensité. Les gens ne s'en rendent simplement pas compte, mais ils ont tous cette capacité d'empathie en eux. C'est pour cela que tu ne peux pas les détester pour ce qu'ils font. Ils sont avant tout des humains, et l'humain ressent les autres. Cela prend simplement plus de temps lorsque cela concerne la nature, car ils ne l'entendent pas tout de suite crier, ils ne la voient pas tout de suite souffrir.

          Tauri frissonna violemment en comprenant où elle voulait en venir.

— Je les déteste. Quand je vois ce qu'ils me font, j'ai envie de les détruire autant qu'ils détruisent la nature. Je ressens le besoin, presque viscéral de leur faire du mal, de leur faire comprendre ce qu'ils font. Je...

          Tauri s'interrompit, ses mains tremblaient brutalement tandis qu'elle sentait la rage se répandre dans ses veines et empoisonner son esprit. Elle avait du mal à respirer tant la haine comprimait sa poitrine et lacérait sa gorge. Elle sentait toute sa colère remonter à la surface et menacer d'exploser en un souffle profondément destructeur.

— Ne te cache pas avec moi, Tauri. Je te ressens.

          La voix douce de la rousse déclencha quelque chose chez Tauri qui bondit sur ses pieds et hurla à plein poumons. Elle avait brisé d'une simple phrase la bulle qui retenait sa haine prisonnière du monde extérieur.

          Et Tauri l'expulsait comme si elle était devenue soudainement enragée. La fureur éraflait sa gorge, elle griffait ses cordes vocales, elle écorchait ses poumons, labourait son cœur. Elle n'en pouvait plus d'éprouver cette émotion qui la dévorait de l'intérieur, tailladait ses entrailles et empoisonnait son âme. Elle se haïssait de céder à cet ébranlement qui la retournait, lui donnait l'impression d'être en transe. Plus elle hurlait, plus la haine la dévorait, au point qu'elle se sentait de plus en plus faible.

         Sa poitrine se déchirait, écartelée par la souffrance. Une douleur sourde pulsait entre ses côtes, l'étouffait, l'empêchait de reprendre son souffle.

         Elle se sentait crever, bouffée par une tension qui la dépassait.

         Elle entendit alors un hurlement qui la transperça de toutes parts. Le chant des oiseaux rejoignait son cri désespéré, il lui tendait la main et l'attrapa lorsqu'elle se sentit défaillir. Il résonna bientôt contre son crâne, bouleversé et puissant. Mais il y avait autre chose qui transparaissait sous cet appel déchirant mais mélodieux.

          La forêt gémissait. La forêt sanglotait. La forêt hurlait. La forêt vociférait. Tauri l'entendait enfin. Sa propre douleur rejoignait la nature qui agonisait. Dans le vacarme de son corps en furie, la forêt rugissait et accompagnait sa souffrance.

          Lorsque Tauri s'en rendit compte, les larmes percèrent ses paupières et roulèrent sur ses joues, brûlantes. C'était de l'acide sur ses traits défait, la tristesse la rongeait, prenant le relai de la fureur. Elle altérait sa haine, prenait possession de son corps boursouflé.

          Lorsque sa gorge fut assaillie par de trop nombreux sanglots, sa voix se brisa. Tauri s'effondra sur le sol boueux, à bout de souffle. Mais la forêt ne se taisait pas. Son bourdonnement persistait dans son âme à vif, écorchée comme elle ne l'avait jamais été. Elle percevait un gémissement continu qui acheva de briser son cœur.

— Merci, Tauri. Merci de m'avoir donné ta fureur. Et tu peux te remercier aussi, car tu sais maintenant que cela n'a servi à rien. Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu sens que la douleur n'est pas partie, n'est-ce pas ?

          Tauri se tourna vers la jeune femme qui avait retrouvé un teint si pâle que sa peau paraissait briller, comme si ses cellules réfléchissaient les rayons du soleil. Elle l'observa d'un œil vitreux, à peine consciente d'avoir été pulvérisée par un ouragan de sentiments.

— Je ne ressens aucun soulagement, parvint-elle à prononcer d'une voix rocailleuse.

— Exactement, reprit la jeune femme. La haine ne sert à rien, si elle est utilisée telle quelle. En revanche, l'amour est ton moteur.

          La jeune femme se leva, les voiles de sa robe effleurèrent le sol avant de le balayer au rythme de ses pas aériens. Elle semblait à peine agir sur l'environnement, mais les brins d'herbe venaient à sa rencontre et caressaient ses chevilles. Son visage se fendit d'un sourire radieux qui acheva de bouleverser le cœur de Tauri. Ses poumons se recroquevillèrent dans sa cage thoracique, ils hurlaient qu'ils avaient besoin d'air, mais elle était subjuguée par la jeune femme qui lui faisait face.

          Une caresse effleura sa pommette où subsistait l'humidité de ses larmes, plongea dans son cou dévoilé par son haut fin tissé à la main, étreignit sa nuque encore tendue. Tauri plongea son regard dans les iris qui continuaient d'ondoyer, le vert étincelait alors. Elle fut happée par leur couleur inouïe, elle se sentit sombrer dans leur mouvement perpétuel, hypnotisée de sentir quelque chose en elle palpiter en réponse à ce regard. Elle cligna des yeux lorsqu'elle perçut le changement.

          Ce changement infime qui annonce le bouleversement à suivre. Ce changement dans sa propre respiration et celle de la jeune femme, cette imperceptible accélération, l'emballement de leur souffle, la raréfaction de l'air autour d'elles. Ce changement dans l'atmosphère qui les entourait, les particules d'électricité qui crépitaient tandis que leurs regards s'affrontaient désormais. Le temps semblait s'être frigorifié, transformant leur échange en une confrontation inaudible.

          Puis la jeune inconnue l'embrassa. Tauri perdit le fil de ses pensées, égara son souffle, en oublia de surveiller son environnement. Elle s'oublia dans l'étreinte brûlante qui la consumait. Son corps ne se réduisait plus qu'à l'afflux nerveux qui convergeait vers ses lèvres. Elle ne sentait rien d'autre qu'une délicatesse éternelle qui la dévorait avec légèreté. La douceur était une flèche qui alla se ficher directement dans son cœur, bouleversant ses entrailles au passage. Quelque chose pétilla contre son cœur, elle sentit une graine germer du bouleversement qui l'avait envahie. Une délicieuse étincelle qui la rendait fébrile.

          Tout à coup, le contact fut rompu, et Tauri mit quelque temps à réaliser qu'elle voguait désormais seule dans l'univers. Elle battit des cils afin de reprendre contact avec la réalité, plongea à niveau dans des yeux d'une profondeur insondable et ondoyante, se perdit à nouveau, avant d'en être sortie par une voix de la douceur des ailes de papillon.

— Tauri... Je suis Deneb. Est-ce que tu comprends comment tu peux utiliser ta haine ?

          La jeune femme cligna plusieurs fois des yeux, écarta son esprit des sensations qu'elle continuait de ressentir, de cette graine qui avait germé et qui enrobait maintenant sa cage thoracique dans une éclosion inattendue.

— L'amour. L'amour est la réponse. Il fait fleurir, c'est ça ? Il fait fleurir l'espoir. Si je détourne ma haine des Grisages par mon amour pour la nature, je les ferai fleurir ?

          Deneb sourit, et Tauri sentit sa plante intérieur frétiller. À moins que ce ne soit son cœur qui venait de trébucher.

— Oui, tu les feras fleurir, Tauri. C'est à cela que servent les guerriers. Ils font fleurir la haine.

          Tauri la dévisagea, surprise de constater qu'elle connaissait son peuple. Qui était-elle donc ? Deneb lui sourit, encore une fois, et recula lentement, sa robe blanche balayant le sol boueux.

— Bon courage, Tauri. Tu sais où me trouver...

          Elle s'évapora au-dessus de l'étang. Tauri sentit son cœur tressauter et se contracter violemment sous l'afflux brutal de la déception. Les questions tourbillonnaient dans son esprit perturbé par cette rencontre.

          Mais surtout, elle se sentait apaisée. Elle avait trouvé la réponse à sa question la plus fondamentale, à savoir, que faire de cette haine inutile ? Elle savait quoi faire, maintenant.

         Et elle le ferait. 

L'elfe des boisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant