Partie 2

21 3 3
                                    

          Un sentiment d'urgence la poignarda. Outre la souffrance qui rongeait ses veines en même temps qu'elle rongeait la forêt toute entière, une terreur irrépressible venait de s'épanouir contre son cœur. Là où Deneb avait planté la fleur qui la protégeait de sa propre colère. Elle sentit alors quelque chose de différent. Le cliquetis était certes plus proche, il prenait certes une ampleur qui l'angoissait, mais il y avait autre chose.

          Alioth, le moineau qui l'accompagnait depuis quelques jours, poussa alors un cri strident qui la fit sursauter, puis il s'envola tant bien que mal. Tauri fronça les sourcils et suivit sa trajectoire des yeux. C'est alors qu'elle l'entendit. Ce hurlement désespéré qui courait dans toute la forêt. Elle vit une nuée d'oiseaux de toutes les espèces se précipiter à la suite d'Ali. Et dans leur sillage bruyant, elle perçut le gémissement de la forêt qui agonisait.

         Aussitôt, elle se redressa, maintenant affolée. Et l'odeur lui parvint. Une irrépressible odeur de chaleur, de bois brûlé, de meurtre insoutenable. Un éclair de panique grilla ses veines et elle s'élança vers l'étang. Son cœur battait à un rythme intolérable, ses poumons se contractaient sous le manque d'air, et tout son corps se rebellait, pour la première fois. Elle sentait les arbustes griffer ses bras nus, les racines s'emmêler à ses pieds, les ronces érafler ses chevilles, les branches lui fouetter durement le visage. Elle sentait l'attaque de la forêt qui, aveuglée par la douleur, ne discernait plus ses alliés des Grisages.

          Alors, elle redoubla d'ardeur au point de ne plus sentir ses pieds meurtris par les cailloux qui ne s'étaient jamais trouvés aussi près de la surface, au point de ne plus sentir des larmes poindre alors que les arbres blessaient son visage. Puis elle fut balayée par l'explosion de chaleur. Sa peau picotait à cause de la température anormale, et des arbres qu'elle sentait être détruits peu à peu. Et elle accéléra encore, se dirigeant au cœur du brasier.

          Lorsque la fumée âcre apparut comme un voile infranchissable devant elle, alors seulement, la forêt la reconnut. Elle lui ménagea un passage entre ses habitants mutilés, elle l'accueillit en son sein alors même qu'elle mourrait. Et quand la fumée trop dense agressa sa gorge, elle grimpa en un saut dans le premier arbre venu et s'envola de branche en branche. Les mains agrippées aux branches, elle se servait de son corps comme d'un balancier, prenant des impulsions qui lui évitaient les branches les plus fragiles, les arbres les plus abîmés. Elle avait l'impression qu'elle ne touchait même plus le bois tant elle fusait vers l'étang.

          Malheureusement, elle n'était jamais pas assez rapide. Elle le sentait, et la panique la percutait davantage, lui faisant faire de plus grands bonds, s'engouffrer toujours plus avant vers la fournaise.

          C'est alors qu'elle le vit. Suspendue par les bras à une énorme branche, elle s'immobilisa, chercha du regard un appui et se laissa tomber quelques mètres plus bas.

          Un mur de feu consumait les arbres qui l'entouraient. Leurs gémissements percèrent les remparts qu'elle s'était construits durant sa course folle, afin de ne pas être calcinée par la rage. Ils explosèrent dans son esprit. Et la terreur atteignit son cœur.

          Tauri s'engouffra en hurlant au cœur des flammes. Lorsqu'elle l'eut traversé, elle plongea dans l'étang qui s'étendait devant son regard affolé. La chaleur persistait sur sa peau rendue moite par la sueur. Ses bras fourmillaient sous l'effort qu'elle avait fourni et les petites coupures des branches. Elle se retourna lentement, et son regard embrassa la lisière de la forêt. Tout autour d'elle, le feu détruisait les bois. Les arbres poussaient des hurlements dans lesquels ils avertissaient les autres de ce qui arrivait. Tauri porta ses doigts à ses tempes qui bourdonnaient sous l'afflux de douleur, tentant vainement de la calmer pour quelques secondes. Des branches tombaient dans une explosion d'eau épouvantée. La désolation de la forêt la poignardait violemment.

          C'est alors qu'un petit cri déchira le vacarme ambiant. Tauri se retourna vivement, et aperçu une torche qui survolait l'étendue d'eau. Son cœur s'écartela devant cette vision d'horreur. La robe si vaporeuse brûlait sans être détruite. Le feu consumait le tissu sans jamais que cela ne s'arrête, si bien que, de là où elle était, Tauri avait l'impression de voir la peau de Deneb grésiller. Ses cheveux flamboyaient réellement, le roux était paré de vraies flammes qui noyaient le visage de la jeune femme.

          Tauri poussa un hurlement étranglé, incapable d'articuler le moindre son. Elle se mit à nager, le plus vite qu'elle pouvait sans jamais détacher son regard de la torche humaine qui s'embrasait au-dessus de la surface de l'étang. Le désespoir animait ses muscles fatigués, elle sentait ses jambes frapper l'eau de toutes leur forces. Mais, à la manière d'un cauchemar abominable, elle avançait lentement, elle se mouvait à peine. Elle imprima toute sa rage pour repousser l'eau qui la séparait de Deneb, mais rien n'y fit.

          Alors elle hurla, elle se déchira les cordes vocales, elle poignarda ses sentiments pour qu'ils la portent, et Deneb ouvrit brutalement les yeux. Des larmes cachaient ses iris qui ne reflétaient que les flammes qui la carbonisaient. Elle s'infiltra dans le regard terrifié de Tauri, elle se plaqua tout contre son cœur, dans l'espoir qu'elle comprendrait, qu'elle apercevrait la résignation.

          Mais Tauri s'entêtait, elle devenait furieuse, elle meurtrissait l'eau pour avancer, pour se rapprocher, ne serait-ce qu'un peu, de celle qu'elle aimait. Et lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques brasses d'elle, elle entendit enfin ce que Deneb devait murmurer depuis le début sur ses lèvres décharnées.

— Fuis, ne t'arrête pas.

          Tauri leva vers elle un regard perdu, celui d'un enfant qu'on vient d'abandonner et qui a vu ses espoirs s'embraser, elle la scruta d'un regard dans lequel elle sentait ses larmes s'accumuler et murmura :

— S'il te plaît, viens avec moi. S'il te plaît, ne me laisse pas.

          La robe de la jeune femme brûlait toujours, emportant avec elle des lambeaux de peau, mais surtout, des lambeaux d'espoir. Tauri sentait qu'elle s'éteignait en voyant Deneb être calcinée.

— Ma place est ici. Je suis l'esprit de cette forêt, Tauri. Ils me détruisent. Ils me brûlent pour laisser de la place à leurs champs. Ils veulent ma fin pour pouvoir me posséder. Mais rappelle-toi ce que je t'ai dit...

— Sa vie est généreuse, elle ne peut pas être contrainte. Tu ne peux pas être contrainte, acheva Tauri dans un sanglot.

— Aujourd'hui, l'esprit de la forêt meurt, mais il se réincarne sans cesse. Demain, tu seras l'esprit de la forêt, et tu devras veiller sur elle. Tu devras répandre l'amour, Tauri.

          Le cœur de la jeune fille lâcha au moment même où Deneb s'éteignit dans un grésillement affreux et tomba dans l'eau. Une gerbe immense s'envola vers le ciel, masqua la lune blafarde et éteignit le brasier meurtrier.

          Tauri s'effondra dans la mare qui subsista, s'agenouilla auprès de la robe intacte. Deneb s'était évaporée.

          La jeune femme sentit son estomac se soulever, ses membres se mirent à trembler, un mélange d'émotion assaillit violemment sa gorge.

— Répand l'amour, Tauri. Fais fleurir l'espoir.

          Elle leva ses yeux vers le ciel où la constellation du Cygne brillait de milles feux. Sa queue notamment illuminait la forêt toute entière. Et alors que Tauri sentit l'amour prendre la place de l'infinie tristesse, une pluie d'étoile filante traversa le ciel depuis l'étoile de la queue du Cygne.

          Une pluie d'espoir pour la nouvelle elfe de la forêt.

L'elfe des boisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant