Chapitre 80 (Partie2)

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Toula se rendit dans la chambre de Jimmy. Elle ouvrit le coffre au pied de son lit et en sortit un pantalon en toile de laine.

– Je peux savoir ce que tu fabriques avec mes affaires ?

– Je t'emprunte ça.

– Et je peux savoir pourquoi ?

– Moi, j'ai des choses à faire dehors et j'en ai assez de mes jupes.

– Les filles portent des jupes, non ? Et il fait déjà nuit, alors tu restes ici un point c'est tout. Où est-ce-que tu veux aller de toute façon ? Si tu sors, il va falloir que je t'accompagne, s'agaça le garçon.

– Non ! Toi ! Tu restes avec Spider pour surveiller Mama ! Elle est fatiguée.

– Arrête donc de prendre tes rêves pour des réalités, elle n'est pas notre mère ! Elle prend juste pitié de tous les chiens perdus qui passent près d'elle.

La petite le regarda avec un air navré en remuant la tête.

– Toi ! Tu es trop bête et tu ne comprends rien. Mais je te pardonne. Moi je vais aller aider Papa.

Elle sortit un long poignard courbe de sous sa veste et le remua sous le nez de Jimmy qui se demanda comment il avait fait pour ne pas se rendre compte jusqu'à maintenant que Fotoula n'avait pas toute sa tête.

– Attention, tu veux me crever un œil ! Le capitaine est en prison. Qu'est-ce que tu vas faire avec ton cure-dent ?

– Ça, c'est pas pour Arcas, il peut rien faire avec ! Ça c'est pour le méchant. Un bon coup dans le bidon.

– Quel méchant ? Demanda le gamin horrifié, avant de se retourner précipitamment quand Toula, heurtant sa pudeur juvénile, retira sa jupe. Une fois le pantalon mit, elle parcourut la chambre à grandes enjambées en riant, Spider sautillant comme un ressort autour d'elle alors que Jimmy essayait de l'attraper, pour lui remettre les pieds sur terre.

– Toula, je t'en prie, quoi que tu aies en tête ne le fais pas. Le baron a suffisamment d'ennuis comme ça qu'est-ce que je vais dire à madame Diana quand elle se réveillera ?

– Que je protège ma famille, asséna-t-elle alors qu'elle quittait la chambre.

Cerberus se tenait près de la porte d'entrée. Jimmy, désemparé, lui trouva l'air grave et digne, comme s'il avait conscience de la catastrophe qui se tramait. Ce dogue n'était-il pas l'être le plus censé de la maison ?

Le chien n'empêcha cependant pas la fillette de sortir au contraire, il la suivit dehors au grand désespoir de l'adolescent.

– Reste à l'abri Toula. Les Harispe vont me tuer s'il t'arrive quelque chose.

Elle ne lui répondit que par un petit rire vaguement condescendant.

– Eh bien va te faire tuer pauvre folle ! S'énerva Jimmy. Débarrasse le plancher. J'aurai enfin la paix sans toi.

Et il lui claqua la porte au nez.

***

La nuit était descendue aussi brutalement que la lame d'une guillotine sur la Crimée.

Le froid glacial se fraya un chemin entre les épaisseurs de tissus dont Toula s'était emmaillotée.

À grands pas, collée contre le grand corps de Cerberus, elle quitta la ville, dépassa l'auberge de Mrs Seacole où l'on jouait de la musique. En temps normal, elle se serait arrêtée pour l'écouter, elle avait toujours aimée la musique, mais ce soir, elle était toute tournée vers sa mission.

Elle devait sauver ce père qu'elle s'était choisie.

Il était apparu dans sa vie comme un roi de conte de fées : si beau, si gentil, avec son merveilleux chien. Elle s'était alors mise à fantasmer qu'une méchante fée l'avait volé dans son berceau et qu'en réalité Arcas était son véritable géniteur, qu'il l'avait juste perdu alors qu'elle n'était qu'un bébé, mais qu'enfin il l'avait retrouvée et qu'il allait l'emmener loin de cet horrible endroit, dans son château où elle serait une princesse.

Et pour que cela soit encore plus extraordinaire, Mrs Cabell était descendue de son bateau, et elle aussi était merveilleuse, si belle et elle sentait si bon. Son père de conte de fées avait besoin d'une reine à son image et elle était parfaite dans ce rôle. Elle ne se mettait jamais en colère contre elle et savait lui faire des nattes. Et lorsqu'ils s'étaient mariés, la petite grecque avait gagné en prime un frère, parfois un peu agaçant et même un autre petit chien.

Tous les six allaient être très heureux une fois que la guerre serait finie.

Mais dans toutes les bonnes histoires, il fallait quelques épreuves.

Et ce Darmain était un obstacle à leur bonheur, il devrait payer pour avoir fait pleurer sa si belle maman.

Il y avait autre chose, Toula le percevait dans l'air, comme une réminiscence de son passé amer. Le vrai péril, bien plus dangereux que n'importe quel militaire pervers, était tapi là, dans l'ombre, attendant son heure pour frapper, mais il fallait libérer le roi pour qu'il combatte les dragons. Alors elle devait courir et comme avait dit sa grand-mère il y a bien longtemps, personne ne courrait plus vite qu'elle.

Toula s'approcha de Kamiesh après que Cerberus l'ait poussée à effectuer une large boucle afin de contourner le marécage sinistre du Vodianoï. La fatigue commençait à se faire sentir, si bien qu'elle mit un moment avant de se rendre compte du silence qui régnait dans le camp. Les soldats français étaient-ils tous couchés se demanda-t-elle ? Une brume épaisse était levée et de loin la petite fille ne parvenait qu'à deviner les contours des tourelles de bois qui surplombaient les murs d'enceintes.

Elle hésita un instant puis sous le regard presque navré de Cerberus, elle s'empara de son couteau et s'enfonça dans la purée de pois.

Elle ne discernait pas grand-chose, mais on ne la voyait pas non plus, ce qui était plutôt rassurant. Elle se répétait cette phrase comme un mantra à chacun de ses pas. Le mastiff poussa un soupir presque humain et se décida à la suivre. Pour se donner du courage Toula saisit son large collier de cuir afin d'être certaine de ne pas le perdre dans la nuit et elle finit par entrapercevoir les portes du camp.

Pas de garde.

Tout était si silencieux qu'elle en avait mal aux oreilles. Elle s'arrêta un instant, se boucha le nez et souffla, mais si cela soulagea la pression, elle avait toujours le sentiment désagréable d'avancer dans un nuage cotonneux. Ils reprirent leur avancée en se fiant uniquement au flair du chien qui lui semblait savoir où il allait.

Il s'arrêta brusquement. À quelques pas, il y avait une forme mouvante. Un homme qui courrait ?

Aucun bruit de pas, Toula ne s'entendit pas même déglutir.

L'ombre les dépassa sans les remarquer. Après un temps que la petite trouva infiniment long, Cerberus reprit sa route, l'entraînant avec lui. Ils longèrent des tentes, croisèrent des feux éteints et là, près d'un chariot, trois hommes. La petite grecque fronça le nez, l'un d'eux avait été éventré et il dégageait déjà une odeur abominable, son sang encore chaud s'écoulait sur le sol et de la vapeur tiède se dégageait toujours de la plaie béante. Le chien se mit à trotter, il ne voulait pas rester près de ces cadavres. Toula le suivit mécaniquement, elle refusait de penser à la fatigue même si ses jambes devenaient lourdes, elle refusait de penser au froid même si elle ne sentait plus ses doigts depuis longtemps, elle refusait de se laisser envahir par la peur même si elle savait que la mort pouvait frapper à chaque instant. Elle avait une mission et une héroïne de conte de fées ne risquait rien puisqu'elle devait être heureuse pour toujours à la fin de l'histoire.

Cerberus lui fit finalement longer un grand bâtiment de pierre et enfin, elle vit un soupirail au raz-du-sol duquel s'échappait une douce lumière qui lui fit monter les larmes aux yeux. Étrange comme une chose aussi fragile que la lumière vacillante d'une lampe à huile pouvait vous réchauffer le cœur aussi bien qu'un brûlant soleil d'été lorsqu'elle brisait les ténèbres. Prudemment elle se pencha pour voir l'intérieur de la cave alors que Cerberus s'agitait pour attirer son attention.

Arcas était là, les bras croisés devant la porte de sa geôle, il parlait. Toula entendait comme un léger murmure.

Brusquement le baron se tourna vers eux et croisa, incrédule, leurs regards. Tout son visage semblait crier : mais que faites-vous ici pauvres fous !!!

Il n'était pas seul, en bougeant, il avait dévoilé celui avec qui il conversait : Darmain.

Darmain qui pointait une arme sur sa poitrine.

***

Quand les loups se mangent entre euxOnde as histórias ganham vida. Descobre agora