Prologue

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Il était né dans une famille pauvre. Sa mère était une prostituée, son père un alcoolique invétéré. Il ne vivait pas dans la noblesse avec ses nombreux frères et sœurs; il n'y avait donc pratiquement jamais assez de nourriture pour tous. 

Un jour qu'il se promenait dans la rue à l'endroit-même où il avait vu le jour, il fit une rencontre qui allait changer sa vie pour le pire. Il vit un homme perché sur le cadavre d'un autre, en train de le dépouiller. Bien sûr, ceci était plus que banal dans le quartier où il vivait. Mais c'est alors qu'il se retourna et le regarda fixement dans les yeux. Le petit garçon vit dans son regard beaucoup de haine; pas contre lui, mais plutôt contre le monde entier. Puis, l'homme se détourna dans la direction de la ruelle où la famille du petit garçon avait élu domicile; et le petit garçon savait ce qui allait se produire. Il décida donc d'aller se promener ailleurs, ne voulant pas assister une fois de plus à ce malheureux spectacle. 

Il déambula le long des boutiques dévalisées et fermées à jamais jusqu'à la seule épicerie encore ouverte: celle de la Mama Mamouni, la mère de pratiquement tous les orphelins de la ville. Ceux qui étaient encore considérés comme des êtres humains. Il ne savait pas pourquoi, mais il semblerait qu'elle l'ait aussi pris sous son aile, lui qui avait encore des parents. Mais vu comment ils s'occupaient de lui, c'était peut-être assez compréhensible. 

Il s'en alla donc vers l'épicerie dans laquelle elle se trouvait et faisait son commerce de nourriture. La Mama Mamouni (ou Mamouni) était ronde -- ce qui était assez impressionnant vu la famine qui régnait dans le quartier et même sur toute cette partie du royaume --et avait encore toutes ses dents, seule chose qui permettait, du moins à l'origine, d'avoir une idée de l'âge de leur propriétaire, étant donné la vieillesse qui s'était installée même chez les plus jeunes et le commerce assez récent de dents qui commençait à émerger. Elle avait réussi à établir son commerce de nourriture sans trop de problèmes, mis à part peut-être certains individus mal intentionnés qui laissaient derrière eux le peu de dents qu'ils avaient sur le poing ensanglanté de la Mamouni. 

Sans le regarder, occupée qu'elle était à discuter affaires avec un client, elle lui montra la caisse en bois de pains rassis qui se profilait à côté du comptoir, lui faisant de se servir. Il n'y avait qu'à lui qu'elle faisait confiance, et il y tenait beaucoup, c'est pour cela qu'il prit qu'une petite portion pour lui et ses frères et sœurs. Avec un peu de chance, l'homme serait parti et il n'aurait pas à supporter ses bruits porcins dans la benne à ordure. Il rêvait souvent qu'un jour il trouverait un trésor qui lui permettrait, avec ses frères er sœurs ainsi que ses parents, bien sûr, de sortir du fossé de la pauvreté pour atteindre les sommets de la noblesse, afin d'avoir à manger à ne plus savoir qu'en faire, que sa mère ne soit plus obligée de prêter son corps contre de l'argent et que son père ait autre chose à faire que de cuver dans un coin ou de battre sa famille. 

Il reprit donc le chemin en sens inverse, quand soudain il s'aperçut qu'il 'entendait plus rien. Habituellement, le quartier était toujours agité, que ce soit par une dispute, des rires ou des cris de toutes natures, mais là il n'y avait aucun signe de vie des habitants. Le quartier était comme mort. C'était effrayant, mais bizarrement relaxant aussi avec l'habituel fond sonore de hurlements en tout genre qui régnait quotidiennement. Mais au fur et à mesure que ce silence s'étendait, cela devenait de plus en plus angoissant. C'est alors qu'il remarqua le corps, allongé dans une énorme flaque de sang à l'entrée de leur résidence. Il s'approcha et reconnu son père. Il sentit à peine tomber les petits pains de ses bras. 

La première chose qui lui vint à l'esprit, c'était à quel point son père était affreusement laid à voir avec tout ce sang autour de lui. Déjà de son vivant, on ne pouvait pas vraiment le considérer comme de toute beauté, mais la mort lui retirait quand même le peu de charisme qu'il avait gardé de sa jeunesse. Il s'avança alors plus en avant et aperçu les corps de ses frères et sœurs entassés les uns sur les autres, leur gorge tranchée. Leurs corps s'entremêlaient comme dans une parodie de danse morbide sur le sol de la ruelle. Cela faisait une espèce de monstre aux nombreux membres qui le regardait de ses multiples yeux morts, avec une espèce de jugement pour le petit garçon qui les avait abandonné. Les murs de la ruelle étaient tapissés d'hémoglobine, à tel point qu'on aurait dit qu'une personne aurait eu la folle idée de repeindre tous le murs du quartier en rouge, et en plus d'en avoir changé l'odeur car l'enfant ne pouvait s'empêcher de froncer le nez sous l'odeur de mort et de cadavres en putréfaction qui régnait autour de lui. Le rouge était omniprésent. Partout où son regard se dirigeait, il ne voyait que des nuances de cette couleur: la rouille de la benne à ordures; le rouge boueux du vomi d'un ivrogne au coin de la rue; la rivière de sang où baignaient le monstre de ses frères et sœurs en face de lui. 

Dans la benne à ordures, il y avait sa mère, étendue sur les déchets, comme une représentation caricaturale de la misère dans les bas-fonds de la cité, le sang en moins, ce qui lui faisait comme un costume écarlate, surmonté d'un masque d'horreur, que le tueur aurait pris soin de dessiner; une peinture exécutée avec amour et ferveur par un artiste de grand talent qui aurait eu l'envie d'exprimer par son art un message fort qui définirait au mieux le principe même de ce qu'était la misère, la mort dans ce quartier. La prostitution, l'assassinat, la misère économique, mais aussi du corps et de l'esprit. Tout cela était repris dans un seul tableau morbide, celui du corps de sa mère, habillé d'un rouge comme celui d'une robe de bal qu'elle aurait eu le soucis de mettre pour accueillir la Mort de la meilleure façon possible. Elle lui aurait ensuite demandé un dernier pas de danse, une dernière représentation; ainsi, elle aurait pu enfin vivre au moins une fois le fait de pouvoir être une femme "de l'autre côté" comme elle disait, une femme qui avait les moyens de s'acheter de multiples toilettes et qui était invitée à de multiples bals et qui avait de multiples amis. Mais elle gisait là, dans une benne à ordure; dans une petite et sale ruelle où elle vendait son corps contre un quignon de pain, recouverte de son propre sang, rouge comme le bouquet de roses que son mari ne lui a jamais offert. 


Le petit garçon, choqué, ne pu s'empêcher de se pencher sur le corps de sa mère, histoire de vérifier si elle était bien aussi morte qu'elle le paraissait puis soudain, enfin, il se rendit compte de l'horreur de la chose et courut jusqu'à l'épicerie d'un hurlement à réveiller les morts, sous les yeux scandalisés des rats d'égout. 

Le Prince de PhénWhere stories live. Discover now