Chapitre 2 : L'Antre de l'Enfer

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J'entre d'un pas timide, non sans avoir difficilement dégluti.

Le bar est beaucoup trop bruyant pour permettre à la moindre once de romantisme de s'installer. Dans un coin de la pièce, une télé hurle les acclamations de supporters de foot, surplombant un baby-foot autour duquel deux équipes s'affrontent en braillant elles aussi. Le comptoir croule sous les miettes de chips et les éclats de cacahuètes rancies là où ne s'étalent pas des traces de verre à l'aspect collant. Tout le monde boit de la bière ou autres alcools forts aux effluves entêtants et se bouscule à tour de bras sans prendre la peine de s'excuser. Quelques gouttes viennent même atterrir sur ma main sans que je ne puisse en deviner la provenance. Incapable de faire un pas de plus dans cet enfer, je déglutis difficilement en cherchant du regard la moindre issue de secours – et je ne parle pas d'une issue de secours littérale, bien que l'absence de signalisation à cet effet est loin de me rassurer –, mais bel et bien d'un élément quelconque de ce décor cacophonique auquel je puisse me raccrocher pour ne pas complètement perdre les pédales.

C'est alors que je la vois. Glissant entre deux portes battantes que j'identifie comme celles menant aux cuisines de ce bar miteux, une femme à la peau aussi noire que lumineuse s'immisce dans la vision d'horreur qui s'est imposée à moi à la seconde où j'ai mis les pieds dans cet établissement. J'échappe un soupir de soulagement quand elle attrape un chiffon et se met à lustrer le comptoir, non sans avoir d'abord coupé le son du poste de télé. Elle a beau porter un simple débardeur surmonté d'une chemise entrouverte qui trahit son appartenance aux mondes des mortels, à mes yeux, elle n'est ni plus ni moins qu'un ange. Un ange venu tout droit du paradis pour m'éviter d'être la seule femme ici – ou tout du moins, pour m'éviter de me sentir trop seule au monde.

Esquivant un lourdaud fortement éméché à l'odeur suspecte, je rejoins le comptoir. S'y est agglutinée une petite dizaine de bonhommes, soudain pressés de passer commande – allez savoir pourquoi. Un second serveur ramasse des verres sales qu'il entrepose juste à côté de moi, et je me sens disparaître sous cette montagne de vaisselle. Là, c'est sûr, si Thibault parvient à me retrouver, ce sera un miracle.

M'intimant de me reprendre et d'arrêter de jouer aux adolescentes intimidées se rendant à leur premier date, je m'assois sur le dernier tabouret de libre et attend sagement que le flot de commandes diminue avant de faire signe à la barmaid. Elle se dirige vers moi d'un pas leste, un sourire aux lèvres. Un vrai sourire aux lèvres, pas ce sourire calculateur des hommes trop pressés de se faire servir un demi. Je me sens aussitôt plus à l'aise et me redresse.

— Qu'est-ce que je vous sers ?

— Une limonade, s'il vous plaît.

En deux temps trois mouvements, elle m'apporte un grand verre pétillant où les glaçons s'entrechoquent. Son sourire ne l'a pas quittée.

— Merci, soufflé-je alors qu'elle s'éloigne déjà.

Je la fixe un instant déambuler derrière son comptoir, ses longues tresses rebondissant avec grâce dans son dos. On dirait qu'elle danse et les gestes des clients me paraissent, en comparaison, d'autant plus grossiers et affligeants de lourdeur.

— Ça va ? s'enquiert une voix rauque, juste derrière moi.

Je me retourne brusquement et un sportif beaucoup trop grand me jette un coup d'œil méprisant avant d'ouvrir à nouveau la bouche en s'éloignant :

— Ouais, moi aussi ça m'agace ces mecs qui restent avec bobonne...

Il parle dans son téléphone. Rouge de honte autant qu'effarée par son propos, je fais volte-face, plonge le nez dans mon verre et échappe un léger soupir de soulagement : par chance, ce n'est pas Thibault. Un coup d'œil à ma montre m'indique qu'il est dix-neuf heures, l'heure du crime. J'ai eu le mauvais goût de m'installer dos à la porte d'entrée, aussi il me faut décaler mon tabouret pour avoir la chance d'apercevoir le « futur homme de ma vie ». Je manque d'écraser un pied ou deux en effectuant ma manœuvre et...

Constellation de toiWhere stories live. Discover now