Chapitre III

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La nuit est complètement tombée sur Strasbourg, et Célian a laissé sa fenêtre grande ouverte pour pouvoir observer les lumières de la ville. Ses parents habitent un peu en hauteur par rapport au centre ville. De sa chambre, il a une vue imprenable sur la vie nocturne, les allers-retours incessants des voitures et les bruits plus ou moins lointains du trafic automobile. Si il se concentre, et si il utilise suffisamment son imagination, ce qu'il ne fait pas très souvent – il est plutôt terre à terre comme garçon, même à treize ans – il peut presque percevoir les rumeurs des conversations animées en terrasses.Il baisse le nez sur ses cahiers et se prend la tête entre les mains.L'anglais et le français ne l'intéressent pas, lui c'est son truc ce sont les matières scientifiques – celles qui cherchent à démontrer par a plus b qu'une théorie est valable et vérifiable. Il regarde l'heure, et abandonne ses devoirs pour ce soir. Après tout, on est vendredi, il a bien mérité une pause, non... ?Il envoie valser brutalement ses affaires par terre et descend les escaliers quatre à quatre, pour aller se réfugier, maussade, dans le jardin.Ses parents sont en grande conversation dans la cuisine, porte fermée. Aubrey a bien essayé d'aller les voir tout à l'heure pour leur demander quand est-ce qu'ils allaient passer à table, mais ils l'ont envoyé promener, faire ses devoirs ou tout simplement, les laisser tranquilles. Célian se laisse tomber par terre sur le talus du jardin, qui surplombe le centre-ville, et donne un coup de pied dans une grosse pierre. Avoir treize ans et essayer de dépêtrer ce qui se passe dans sa tête et son corps, c'est loin d'être facile et il a clairement l'impression de pouvoir en parler à personne autour de lui. Aubrey a onze ans, il est influençable et influencé par ses amis qui sont peu ouverts. Ses deux sœurs ont deux et quatre ans de plus que lui, et il n'a pas essayé d'aborder ce sujet-là en particulier – le cercle de la famille proche le rend mal à l'aise pour ce genre de discussions très intimes. Ses potes ? Même pas en rêve, et Célian a vraiment très peu d'amies filles avec qui il est suffisamment proche pour parler de ses doutes.Il n'arrive même pas à mettre des mots sur tout ça. Ils sont là, tapis, présents, enfouis sous une peur sourde, qui gronde dans sa poitrine et qu'il refoule pour faire « genre ». Au collège il est populaire, il a une bonne bande autour de lui. Il n'a qu'à prétendre que rien ne va de travers. Alors il attrape une fille par la taille, il lui fait les yeux doux, et il sent les regards de ses amis sur lui, attentifs, intéressés. Il ne faut pas qu'il les laisse tomber, il en va de sa réputation.


Il donne à nouveau un coup de pied, clairement rageur cette fois, dans la pierre, et il a l'impression d'essayer de se débattre contre des forces invisibles qui lui attachent les bras, le ligotent et le baîllonnent. Il doit crier pour se faire entendre, mais tout l'en empêche. La pression qu'exercent ses amis et l'environnement hostile du collège sont plus forts que ses pensées. Il laisse tomber sa tête sur ses bras, en proie aux doutes. Il n'est pas du genre à écrire dans un journal, parce que selon ses propres critères, « il ne ressemble pas à une nana », mais il aurait bien besoin d'un genre de défouloir. Comme une inspiration brutale, il relève brutalement les yeux, et se remet d'un bond sur ses pieds. Il court à l'intérieur, prend le téléphone et attend anxieusement que quelqu'un décroche à l'autre bout du fil.

Il en va de son moral, et aussi de ses résultats scolaires – qui l'intéressent peu, mais qui inquiètent ses parents – et il a besoin de la revoir. Il la connaît depuis bon nombre d'années, cette fille : elle a toujours été dans ses classes, toujours présente. Quand elle était toute petite, elle l'intriguait. Elle était petite, les cheveux châtains clairs, les yeux très verts, comme si elle regardait au plus profond de son âme quand leurs yeux se croisaient. Elle était tout pour lui, à partir du CM1, pourtant la période où les garçons et les filles ont tendance à se séparer en deux groupes bien distincts.

Mauve l'avait trouvé sympa dès le début, un peu colérique sur les bords, mais elle avait réussi à le calmer rapidement. Au CM2, ils s'étaient parfois disputés, sans vraiment aller jusqu'à la séparation claire et nette, et au collège les choses avaient changé. Ils formaient un duo, comme si ils avaient pressenti à quel point ces quatre années allaient être compliquées et pleines de changements.

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