Chapitre V

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Un jour comme un autre, les cours se suivent et se ressemblent. Alex est assis à un bureau, puis à un autre, et les mots qui tentent d'expliquer des théories plus ou moins convaincantes se confondent. Un cours de français après un cours de maths, sa vie lui semble extraordinairement ennuyeuse ces jours-ci, même pour un adolescent de quinze ans.

Il laisse sa concentration, déjà minime, s'envoler par la fenêtre, et se focalise sur le moindre élément extérieur, n'importe quoi pourvu que ça n'ait aucun rapport avec le théorème de Pythagore ou un truc du même style.

Ses potes autour de lui, semblent aussi peu fascinés que lui par ce que raconte la prof de maths, une dame d'un âge certain, l'air pourtant passionné par ces théories qui ennuient si profondément ses élèves.

Alex voit du coin de l'œil Gianni, son meilleur ami, qui gribouille des choses et d'autres dans la marge de sa feuille où il est sensé prendre des notes.

La seconde est une classe où tout le monde se sent plus ou moins noyé dans la masse de travail personnel à faire à la maison, et légèrement paniqué par le changement post-collège. Il écoute d'une oreille distraite ses profs leur répèter la même chose, inlassablement : il leur faut se concentrer au maximum s'ils veulent atteindre « l'objectif bac », le sacro-saint Graal à décrocher au terme de ces trois années qui lui paraissent déjà interminables.

Il soulève un coin de son cahier, raye le bois du bureau de la pointe de son stylo plume, que sa mère lui a fourré de force dans les mains en début d'année, bien malgré lui, malgré ses protestations.

Sa prof de maths s'arrête de parler, pousse un hurlement strident et se lance dans sa diatribe habituelle sur son sujet de prédilection, à savoir : le manque de respect au matériel et aux locaux qui leur sont gracieusement prêtés.

La sonnerie retentit et comme un seul homme, les vingt-sept élèves qui composent la seconde C du lycée Jean Rostand se ruent dans le couloir, ignorant les protestations scandalisées de Mme Catherin.

La journée qui se finit trouve Alex et Gianni devant le lycée, qui traînent au hasard des rues. Ils n'ont pas tellement envie de rentrer chez eux, ni l'un ni l'autre, malgré la tonne de devoirs qui les attend, malgré l'insistance de leurs parents qui voudraient les voir se transformer en élèves et fils modèles, dignes d'une éducation alla siciliana.

Ils tapent dans les cailloux, se tapent entre les omoplates, se chamaillent et se bousculent, comme des adolescents de quinze ans peuvent le faire sans avoir peur de passer pour des idiots. Cet âge-là n'est peut-être pas le plus facile, et pourtant paradoxalent à les regarder on a l'impression qu'ils se prennent pour les rois du monde.

Gianni laisse Alex au coin de sa rue, et il continue sa route tout seul. Les questions qui tournent en boucle dans sa tête, qui le laissent confus et un peu paniqué, très franchement, reprennent leur danse incessante. Il donnerait à peu près n'importe quoi, y compris ses passe-temps préférés, pour éviter d'avoir à affronter le bazar tumultueux de son propre cerveau.

Il entre chez lui, dit bonjour à ses parents, et subit le feu nourri des questions de sa mère, en essayant de ne pas lever les yeux au ciel. Sa sœur Sara est assise à la table de la cuisine, l'air lassé, et Alex sait juste en la regardant, qu'elle vient de passer avec succès l'interrgatoire quotidien de leur mère.

Elle ne sait pas comment se comporter autrement avec eux, mais Alex est plus qu'énervé de devoir la laisser dicter sa vie de tous les jours, la façon dont il doit organiser son emploi du temps dès qu'il rentre chez lui, comment il doit manger, qui il a le droit de voir ou pas...

Il pense déjà à autre chose, à se retrouver seul dans le silence béni de sa chambre, là où il a le droit d'avoir toutes les pensées qu'il veut et même celles dont il ne veut pas. Là où il peut sortir un cahier, qu'il s'est interdit d'appeler un journal intime parce que ça fait fille, et y noter tout ce qui lui passe par la tête.

Là où il peut maudire son existence d'adolescent qu'il trouve longue et ennuyeuse, et surtout peu conforme à ses attentes.

Sa mère le libère bien malgré elle, parce que sur son visage il figure comme du ressentiment, de l'amertume. Elle a l'impression que son fils ne lui a pas tout dit, et elle déteste ne pas avoir de contrôle sur chaque aspect de la vie d'Alex. Si elle veut qu'il ait une vie parfaite, il va falloir qu'elle insiste. Qu'elle puisse rejeter tout ce qui ne lui plaît pas, le façonner à sa manière.

Il est seul entre ses quatre murs, ceux qui sont restés blancs parce qu'ils ne pourraient pas refléter sa personnalité sans que sa mère le fasse interner.

Il se laisse tomber sur son lit, soupire et passe une main sur son visage. Il y a des jours meilleurs que d'autres, celui-là n'en a pas fait partie.

Essayer de se faire passer pour un adolescent normal, à la vie tranquille et banale, alors que des questions sans réponses le taraudent depuis environ un an, n'est pas de tout repos. Et traîner avec une bande de garçons qui sont absolument mâles jusque dans leurs façons de marcher ne le met pas plus à l'aise.

Alex ferme les yeux et part en pensée, dans une dimension parallèle où il ne s'appellerait peut-être pas Alex. Il aurait une démarche différente, une identité différente. Son rêve personnalisé, celui auquel absolument personne, à part lui, n'a connaissance. Parce que c'est contre-nature, c'est toujours ce que ses parents ont répété, à tort et à travers, de toutes les personnes un tant soit peu différentes. Un monstre, une de ces personnes bizarres qui ne méritent même pas le respect. Quelqu'un qu'on évite soigneusement dans la rue.

Quelqu'un qui ne pourrait jamais être leur fils. Quelqu'un qu'ils reniraient.

Alex laisse les larmes couler, parce qu'il ne sait rien faire d'autre à cet instant précis. Dans sa famille à l'orgueil tout sicilien, les hommes ne pleurent pas. C'est cette phrase répétée à de nombreuses occasions, sur un ton banal, normal, toujours avec une intonation de vérité générale, qui lui a donné envie de hurler la vérité à toute sa famille. Hurler jusqu'à ce que sa voix devienne aigüe, qu'il devienne une autre personne.

Quelqu'un de l'autre sexe.

Une femme.

Le mot joue à cache-cache dans son cerveau, et Alex ne sait pas quoi en faire. C'est un sentiment qui s'est toujours tapi quelque part dans un coin de sa tête, il a toujours été là. Il ne se sent pas lui-même, ce n'est pas son corps. Le matin, sous la douche, il se lave parce qu'il le faut, mais se voir changer et devenir un homme le dégoûte presque, il se déteste parce que ces changements, il les hait et ils le font devenir quelqu'un qu'il n'a jamais été.

Déjà petit, il se sentait exclus, si peu à l'aise dans sa propre enveloppe corporelle. Il n'en a jamais parlé à qui que ce soit et pourtant, au fur et à mesure que les années passent, Alex se réveille certains matins et souhaite que son corps ait changé dans la nuit. Que son prénom de naissance ne soit plus Alessio mais Alessandra.

C'est terrible de se détester soi-même et de ne rien pouvoir y faire. Alex se sent gauche, empoté, même si personne dans son entourage ne s'en est jamais rendu compte.

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⏰ Dernière mise à jour : Nov 20, 2021 ⏰

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