Le Royaume Feuilleté

Chapitre 1 - La Vie en Rose

C'est au cœur de la belle Prairie Basmati que commençait réellement notre histoire, des milliers d'années après les événements contés par la légende. Un petit être rose s'entraînait vigoureusement, comme à son habitude, sans se douter que ces instants marquaient les prémisses d'une aventure tout aussi légendaire. Armé d'une brindille, il parait et attaquait passionnément des ennemis invisibles avec une fougue débordante, tout en virevoltant à travers une série de poiriers et autres joyeuses cabrioles. Puis, dans un saut digne des célèbres nouilles sautées, il se hissa sur une branche afin d'y effectuer quelques tractions. Celles-ci terminées, il bondit de branche en branche afin d'atteindre la cime de cet immense arbre hiératique.

Hiératique, ouais. Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas le genre de narrateur qui utilise à tout bout de champ des mots distingués que personne ne connaît, aussi raffinés soient-ils, juste pour se la péter. Mais hiératique, ça envoie du pâté, vous en conviendrez.

Reprenons, je vous prie. Le petit être rosé bondit de branche en branche afin d'atteindre la cime de cet immense arbre hiératique. Une fois là-haut, il n'eut aucun mal à adopter la position du lotus, tel une fleur qui s'épanouit au sommet de son pédoncule. Ses mirettes se perdirent dans les vastes étendues de la prairie qui se fondaient dans le reste du monde, sous les nuages qui filaient eux aussi vers le lointain horizon. Apaisé, son regard se posa enfin sur le sol. L'ombre imposante du chêne assombrissait les herbes folles, enveloppant même l'uniforme qu'il avait soigneusement disposé à quelques pas et qui baignait pourtant dans la lumière avant que ce chapitre ne commence. Confus, il songea un moment puis perdit l'équilibre, réalisant que le temps ne s'était pas arrêté durant son entraînement. « Je vais me faire trucider la tige! » s'exclama-t-il en dégringolant. « Je vais être en retard ! » eut-il encore le temps de crier avant que ses miches ne heurtent violemment la terre.

Le radis sortit en hâte de la Prairie Basmati et débarqua à toute berzingue dans les rues de Bourgapple, s'efforçant de rejoindre au plus vite l'Académie Rabelle planquée au cœur du modeste village. Dans son élan précipité, il ne prêta aucune attention aux habitants qui, d'ordinaire heureux et vaquant à leurs occupations, se métamorphosèrent une énième fois en individus hostiles sur son passage. Murmures méfiants et regards désapprobateurs faisaient partie de son quotidien depuis plus de dix piges ; il avait appris à ignorer ces péquenauds qui, une fois qu'il aurait quitté leur champ de vision, reprendraient leur routine insipide comme si de rien n'était.

Les rues semblèrent se rétrécir à mesure qu'il avançait, comme pour l'empêcher de s'échapper de l'étau de tous ces regards dédaigneux. Mais au détour d'un virage, une petite ruelle le libéra enfin vers la Place Trognon où l'Académie Rabelle avait été édifiée il y a des siècles. Le bâtiment, d'apparence banale au point où le décrire serait une perte de temps, constituait pourtant la fierté des villageois, comme une vieille relique ancrée dans les traditions du patelin. Au dessus de l'entrée, une imposante plaque de marbre marquée par le temps portait l'inscription gravée Apprenez à vivre d'Humour et d'Eau Fraîche.

Le radis y fonça, arpenta des couloirs et des escaliers puis termina sa course effrénée devant l'entrée d'une classe. A peine le temps de reprendre son souffle, il plaqua sa chevelure pleine de fanes et de sueur en arrière, puis ouvrit la porte.

— Petit Rose ! gueula d'un ton sec le Professeur Groignon (un oignon). Toujours en retard. Laisse-moi deviner, tu regardais le paysage...

— J'admirais, coupa le légume.

— Tu admirais ? Et ton parchemin de l'Histoire Feuilletée, tu l'as admiré, mou du bulbe !? Car aujourd'hui c'est contrôle surprise pour tout le monde ! Bien fait pour vos trognes.