Chapitre 2

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Victor écoutait de l'Edith Piaf, pour ne pas changer. Il aimait les chansons que cette femme déclamait avec une voix si singulière, si extraordinaire, si pleine d'espoirs et de force. Dire qu'elle avait été si malheureuse au cours de sa vie, il était triste pour elle qui ne vivait plus. Mais il était vrai aussi qu'il était souvent triste pour les autres, un peu trop d'empathie dans son corps frêle et fragile.

Victor trouvait ses propres espoirs et sa propre force dans ces chansons, dans les intonations que la femme faisait. Ça lui faisait du bien, il se sentait vivre en écoutant les vieux disques que Pierre-Emanuel lui avait offert il y a deux ans de cela, alors il en prenait soin. Surtout, il aimait entendre le son du vieux, les clics et les clocs inévitables reproduits sur ces disques vinyles pour toute l'éternité. Tout cela lui faisait penser à des choses nouvelles et rafraichissantes, même si le petit moineau chantait souvent des chansons tristes.

Bizarrement, c'étaient justement les chansons tristes qu'il préférait de loin. Il les préférait, mais sans trop savoir pourquoi, peut-être que cela faisait écho à ses propres malheurs. A chaque fois qu'il se faisait cette réflexion, il la chassait aussitôt de ses pensées : c'en était fini de souffrir, il devait bien s'y faire, on ne lui avait pas permis de monter sur les planches pour qu'il sombre encore dans le noir des abysses, ç'aurait été le plus grave des manques de respect à l'encontre de Pierre-Emanuel.

Parfois, il avait envie de danser sur ces chansons, c'était d'autant plus vrai maintenant, car il écoutait La foule, il l'aimait beaucoup celle-là. Elle avait tout pour lui plaire : un bon rythme, des paroles entraînantes, et le travail de la voix qu'il appréciait tant. Victor appréciait vraiment ce travail d'artiste, cette joie de vivre et cette douleur intérieure qui giclait en tous sens dans ses oreilles. Ça le changeait de d'habitude, et ce changement lui faisait du bien. Oui, ce changement lui faisait du bien.

Une fois la chanson achevée, il arrêta doucement le tourne-disque, rangea délicatement son trente-trois tours, puis s'habilla pour aller travailler. Il enfila à la va-vite l'un de ses costumes, le noir tout neuf, avec une chemise blanche. Pour ce qui fut de sa cravate, il hésita un instant, avant de prendre la rouge rayée de noir, il la trouvait chouette, alors il la mettait autant qu'il le pouvait, même si elle avait un petit accroc. Un cadeau de Pierre-Emanuel se devait d'être porté souvent après tout, le metteur en scène valait bien cette attention. Ensuite, il enfila ses nouvelles chaussures de ville fraichement cirées, bien noires, bien brillantes, le genre de chaussures qu'on prend pour aller gaiement au travail. Il avait mis beaucoup de temps à les choisir en magasin, à tel point que la vendeuse avait failli s'énerver sur lui. Une fois les chaussures achetées, il avait passé l'après-midi à refreiner toutes les émotions qui le traversaient en continue, cognant partout dans sa tête. Pourquoi avait-il fallu qu'elle se comporte comme ça ? Lui n'avait fait qu'acheter, rien de plus ! C'était injuste.

Et lorsqu'il fut convenablement habillé, il prit sa mallette métallique, celle avec la plupart des papiers dont il aurait besoin pour les répétitions, et sortit de son appartement trop grand pour lui tout seul, mais dans lequel il vivait quand même, parce que c'était plus commode que de chercher un autre lieu où vivre. Il n'avait pas la force de trouver quelque chose de plus petit, mais peut-être aussi qu'il ne voulait pas trouver cette force parce qu'il espérait que quelqu'un soit là, avec lui, pour combler un peu le vide des grandes pièces. Il voulait vivre une vie qui pourrait ressembler à sa chanson préférée du petit moineau, la plus éloquente selon lui, celle qui le faisait toujours vibrer : La Vie en rose. Oui, il voulait vivre un grand amour, et il le vivrait, il en était presque certain.

Il descendit doucement les quelques marches qui le séparaient du trottoir après avoir fermé sa porte à clef, avant de prendre la rue Hugo. Au bout de cette dernière, il attendit l'arrivée du bus, la ligne 9. Lorsque le véhicule se montra cinq minutes après montre en main, Victor monta, présenta sa carte d'abonné, et prit l'une des nombreuses places assises. Il en profita, car il savait que bientôt, le bus allait grouiller, et il ne supportait pas beaucoup cette perspective, lui qui avait besoin de calme et de douceur pour être enfin en paix. Il se consola en songeant qu'il y aurait droit à la pause de midi, où tout le monde le laisserait tranquille, c'était bien. Oui, c'était bien. Il aimait le calme après les premières répétitions, parce qu'après, il n'aurait plus trop l'occasion d'être au calme, il le savait d'expérience.

La Vie en roseWhere stories live. Discover now