Chapitre 3

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Victor arriva au travail sans encombre, il n'avait que deux rues à traverser après son arrêt, alors il ne se sentait pas trop mal, il pouvait largement le supporter. En plus, le coin était étonnement vide, alors personne ne se mit à le regarder de travers ou bizarrement. A le regarder tout court en fait. C'était bien, il n'avait pas à s'en faire. Il pouvait avancer sans se poser de question, sans avoir à se demander s'il devait marcher rapidement ou à pas modéré, pour éviter que les gens ne remarquent qu'il voulait partir le plus vite possible, pour les éviter.

Une fois arrivé devant le bâtiment rouge où d'ordinaire la troupe dans laquelle il travaillait répétait, il prit une longue inspiration, puis souffla encore plus longuement. Il exécuta à nouveau cet exercice respiratoire deux fois consécutivement, avant de frapper à la porte, puis il entra. Il faisait souvent ce petit truc pour se tempérer, ça marchait plutôt bien, et il évacuait ce qu'il avait à évacuer sans paraître étrange aux yeux des autres. Pas trop du moins.

Au même moment, des gens étaient en train de sortir de la boulangerie qui s'était implantée à droite du quartier général improvisé loué par la troupe de comédiens, celle des Heureux Sourires. Ils n'eurent pas le temps de voir Victor entrer, parce que ce dernier s'était soudainement pressé, pour ne pas avoir à affronter leur jugement. Les gens lui faisaient presque toujours cet effet-là. Pas les membres des Heureux Sourires.

C'était un jeu de mots basé sur les initiales des deux mots choisis par Pierre-Emanuel Juste, parce qu'on disait toujours de lui qu'il était ailleurs, alors il trouvait drôle le fait d'être le chef des HS. C'était juste pour rigoler un bon coup, dommage que sa blague ait été prise au sérieux au point de vraiment former le nom du groupe... Mais ça faisait une anecdote à raconter en soirée, alors c'était bien. Victor lui, ne faisait jamais de soirée, c'était moins bien. Il n'avait donc pas souvent l'occasion de raconter cette anecdote-là, peut-être qu'il la sortirait au docteur Simon lors de son prochain rendez-vous avec elle. Oui, c'était même certain, ça la ferait sûrement rire ! C'était drôle pour lui en tout cas.

Il faisait étonnamment chaud dans cette sorte de bâtiment rectangulaire plus profond que large, aménagé coquettement, mais surtout pratiquement. Pourtant, il n'aurait pas dû faire si chaud, il aurait dû faire plus froid, quelque chose comme ça, il ne faisait pas très chaud dehors, on était entré en automne il y a peu, et on commençait déjà à le sentir à Sainte-Haelen. En fait, on ressentait toujours tout en avance par rapport aux autres villes à Sainte-Haelen. C'était bizarre. Bizarre, mais on s'y habituait vite, comme on s'habituait à voir les gens disparaitre du jour au lendemain. Au début on est surpris, mais après, on ne fait même plus attention, on peut s'habituer à pas mal de choses étranges en fait. Et quand vous entendez les étrangers parler entre eux, c'est là que vous vous rendez compte que votre normalité n'est peut-être pas tant normale que ça. Et puis vous oubliez à nouveau, et le cycle recommence.

A droite directement après l'entrée, il y avait un rideau bleu qui cachait une toute petite salle aux accessoires, ceux qu'on utilisait le plus souvent, les autres se trouvaient dans la réserve, au fond à droite, après les trois marches qui surélevaient un peu le rez-de-chaussée à partir du milieu de la pièce. A gauche, il y avait un piano à queue, qu'on avait dû faire rentrer avec beaucoup de difficulté dans le bâtiment, une exigence de Pierre-Emanuel. Et au fond de la pièce, c'était un escalier qui menait aux loges, à l'étage, devant lequel il y avait assez de place pour faire répéter une dizaine de personne, c'était grand, mais pas trop non plus, un bon équilibre en somme. En tout cas, cet équilibre plaisait à Victor, il avait la place pour s'isoler si besoin, et au moins, l'apparence propre et résolument moderne de l'endroit le rassurait.

Quelques personnes étaient déjà là, en train de parler avec un air fatigué sur le visage. Les membres des Heureux Sourires n'était pas vraiment du matin, exceptés son metteur en scène et son petit dernier, qui était également le plus jeune du groupe, le seul aussi qui n'avait jamais suivi le moindre cours pour atteindre un tel niveau de professionnalisme. Pour cette raison-là, Victor se valorisait, il se sentait un peu briller par rapport aux autres. Pas beaucoup ceci dit. Mais c'était déjà ça de pris, même si tout le monde s'en moquait sûrement, il n'était pas très intéressant, et ne faisait pas un bon sujet de conversation. A vrai dire, il ne méritait qu'on s'intéresse à lui que lorsqu'il incarnait des personnages, sa personne en tant que telle ne permettait pas de faire avancer le moindre débat.

La Vie en roseWhere stories live. Discover now