Acte VI

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Visiblement, le destin ne semblait pas décider à lâcher prise sans m'avoir torturé encore un peu. Heure après heure, je guettais le ciel par la fenêtre sans rien voir d'autre que le mur blanc qui noyait tout. Je dormis à peine, cette nuit-là, et abordai le matin du 31 décembre l'estomac noué et le cœur au bord des lèvres. La conscience du temps que je perdais me donnait envie de cogner les murs.

Et puis enfin, quelqu'un là-haut sembla me prendre en pitié, et une accalmie survint. Quand j'annonçai que j'allais faire un tour, Vanea ne me retint pas – peut-être espérait-elle qu'une sortie me rendrait plus supportable – mais me conseilla de bien me couvrir et de ne pas trop traîner.

Je traversai la rue aussi vite que me permettait la neige qui aspirait mes jambes, tout en essayant d'avoir l'air naturel. Il n'y avait personne dehors, mais qui savait qui pouvait me voir depuis les fenêtres. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine. Une part de moi se sentit coupable de m'en aller ainsi, sans remercier, alors que c'était tout de même grâce à Vanea et ses enfants que j'étais tiré d'affaire. Mais si son objectif était de me garder ici jusqu'au 31 minuit, mieux valait faire les choses discrètement. CQFD.

J'enroulai plus étroitement l'écharpe autour de mon nez pour me donner du courage. Allez mon garçon, tu peux le faire. Encore vingt mètres...

— Antoine !

Comme un con, je me retournai. C'était Nìmis, qui bondissait comme un cabri pour me rattraper. Ses cheveux flottaient autour de son visage comme une nuée noire.

— Où allez-vous ? s'exclama-t-il en s'arrêtant à ma hauteur.

J'eus envie de le planter là, de me barrer sans répondre avant qu'il me retienne, mais je ne pouvais simplement pas. Tourner le dos à ces yeux noirs qui cherchaient les miens avec insistance était au-dessus de mes forces.

— Je pars, répondis-je tranquillement.

Une pure stupeur traversa brièvement ses traits.

— Comme ça, seul ? Sans prévenir personne ? Vous voulez vraiment vous perdre une nouvelle fois ?

La colère me gagna.

— Vous pouvez dire les choses clairement, Nìmis, lâchai-en en articulant son nom avec une étrange satisfaction. Dites que vous voulez me retenir jusqu'à ce que je ne puisse plus partir.

Sa maîtrise de lui-même était admirable, mais je vis clairement sa mâchoire se contracter, et ses yeux s'assombrir. Il ne demanda pas comment je savais. Peut-être l'avait-il déjà deviné lui-même. Il demeura silencieux de longues secondes, mais je ne pris pas l'opportunité de m'éloigner. Une volonté qui n'était pas la mienne me maintenait toujours face à lui, dans l'attente.

— Il est déjà trop tard depuis l'instant où vous avez suivi Pennas jusqu'ici, laissa-t-il enfin tomber d'une voix glaciale. Il y a des frontières qui n'offrent pas de chemin de retour.

— Qu'en savez-vous ? rétorquai-je, malgré l'angoisse qui enserra ma poitrine. Ce n'est pas parce que vous êtes prisonnier que je le suis aussi.

Il me dévisagea comme si je venais de le gifler. Je sentis que je l'avais ébranlé.

— Pourquoi avez-vous tant besoin de moi ? demandai-je plus calmement. Qu'est-ce que cela vous apporte, de piéger des voyageurs perdus ?

Quand Nìmis répondit, sa voix était à peine plus haute qu'un murmure dans le vent :

— Il en a toujours été ainsi. Le village est prisonnier au milieu de nulle part ; ce qui y vient y demeure. Et cela faisait si longtemps que personne ne s'était égaré jusqu'à nous...

Le VillageWhere stories live. Discover now