Chapitre 5 - Rencontre au sommet

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François travaillait trois jours par semaine chez le bouquiniste.

Il devait ranger, nettoyer, recevoir les commandes des clients, les accueillir, et surtout promouvoir tel livre ou tel auteur plutôt qu'un autre, malgré ses goûts personnels ou ses immenses connaissances livresques.

Il devait se cantonner à faire ce qu'on lui disait. Il n'était pas mieux loti qu'à l'armée ou au bagne !

C'était Causette chez les Thénardier !

Il n'avait pas envisagé sa fonction de cette manière. Il s'était imaginé, tout rêveur qu'il était, vivre en harmonie au milieu de ses amis les livres.
Il aurait voulu faire proposer à cette cliente à l'âme en peine ce  roman à l'eau de rose si prenant, à cet intellectuel cet incroyable essai philosophique, à cet adolescent ce fabuleux roman de Dark Fantasy, et à cet esthète ce roman chevaleresque passionnant du douzième siècle !

Il était plus calé en littérature qu'un Elon Musk ou un Mark Zuckerberg en informatique !!

Il était incollable ! Une bible !
Il avait tellement lu qu'il reconnaissait en une seconde d'où venait cette description, cette phrase, ce personnage, ou même à qui était tel ou tel style.

Pour lui aucune ressemblance entre un Flaubert et un Zola, un Goncourt ou un Maupassant, un Süskind ou un Sartre ! C'était pour lui comme ces tableaux qui se reconnaissent en un clin d'œil. Un Dali ou un Monnet saute aux yeux comme une évidence pour un connaisseur. Il en était de même des écrivains pour lui. Il était devenu expert. Et cette connaissance était sa richesse. Il vivait avec. Et la faisait grandir chaque jour. C'était son univers...toujours en expansion.

Et cette vie au milieu des livres était pour lui, au final, la meilleure qui soit. S'il avait dû mourir là, maintenant, entouré de tous ces ouvrages qui pour lui étaient sacrés, ce serait la plus belle mort à ses yeux. Son sang se mêlerait à l'encre des plus grands auteurs, ce serait la consécration finale.

Mais l'heure n'était pas à la mort. Il n'allait pas relire "Pour qui sonne le glas", il sonnera plus tard !

L'heure était à la rencontre. 

Le bouquiniste allait recevoir bientôt la visite tant réclamée du Grand romancier, le fameux Émile.

François allait pouvoir l'assaillir de ses question, le cuisiner à petit feu sur ses œuvres, le charcuter avec ses doutes.

C'était le matin du rendez vous.
Il était 10h05 et le vendeur de livres faisait les cent pas depuis trente minutes, fou de ce qui semblait être de la colère et de l'impatience aux yeux du jeune François.

Dans le froid et la brume de Décembre, on vit percer au loin deux petits feux de voitures qui s'approchaient.

C'était lui !

La limousine blanche flambant neuve jurait dans ce décor de campagne d'un autre âge.
Un chauffeur très classe était au volant et un autre homme très baraqué accompagnait notre légende.
Émile sortit très dignement du véhicule, presque avec mépris, le regard fier.

Il fixa le bouquiniste en plissant les yeux et sembla ne pas le reconnaître de prime abord, dans cette brume.
Puis, à la lueur pâle et tremblante du lampadaire il lança d'une voix tonitruante :

- Ahh ! Gérard ! mon ami ! C'est toi ! Mon dieu il est enfoui dans la brousse ce satané village ! Le GPS a fait tourner en bourrique mon chauffeur ! Heureusement qu'il y a toujours la boucherie qui est bien éclairée juste à côté !"

Gérard, le bouquiniste, fit mine de rigoler mais son regard était glacial. François ne comprenait pas cette attitude et pensait que ces deux hommes étaient amis. Leur relation semblait basée sur la production et la vente de livres uniquement, comme des marchands d'armes ou de drogues, sans sentiment, avec beaucoup de malaise. Cette tension entre eux était palpable, comme électrique. L'un serrait les dents. L'autre avait ce regard de mort...
On s'attendait au pire...

Dans cette ambiance de western, au bout de dix longues secondes d'échange de regards en ma direction, qui parurent des heures, les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, devant les yeux effarés du jeune apprenti libraire.

Leur amitié était très spéciale. Ils jouaient à s'intimider ou à rouler des mécaniques. On aurait dit deux larrons en foire. C'était parti pour des discussions interminables, entrecoupées de rires sonores. Ils refaisaient le monde. Le vin aidait en cette heure matinale à se réchauffer et à se lâcher. Et bon sang oui ils se lâchaient tous les deux ! Ça y allait des blagues xénophobes, ou machistes et ou grasses et malsaines dans le mépris de tout et de tout le monde !
Cet Émile n'avait aucune gêne. Loin des caméras et des paparazzis, c'était en fait un sacré con !

François était intrigué par cette attitude si éloignée de l'écrivain public célèbre.
Ils allaient bien ensemble tous les deux. Même humour salace et grossier et même mépris de tout ! Cela salissant un peu à ses yeux l'image d'Épinal du romancier ou du libraire. L'amour des livres pouvait aussi avoir ces visages là.

Si Gérard avait demandé au grand Émile de venir, et ce devant le jeune novice, c'était aussi pour lui présenter son nouvel apprenti.

Il lui fit des louanges à n'en plus finir de son nouveau tâcheron, et insistait surtout sur ses connaissances livresques infinis ! Ses paroles étaient incroyablement élogieuses et tellement loin de sa froideur ou son autorité quotidiennes ! Une autre face de Gérard se dessinait.

Le grand Émile se pencha sur le phénomène et le fixa longuement. Au bout d'un certain temps, il lui dit en lui mettant la main sur l'épaule :

"Mon petit, toi et moi, il faut qu'on parle. On va faire des grandes choses ensemble ! "

Émile avait un regard intense. On aurait dit que les flammes de l'enfer brillaient dans ses yeux.

François était terrorisé par ce regard diabolique et cette main glacée sur son épaule.

Il pressentait que des choses horribles allaient se produire...

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