Chapitre VII

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Aveuglé par le soleil fondant sur le pare-brise, il met sa main en visière, serrant sa clope entre ses lèvres fines. La route n'en finit plus, aussi fine que sa cigarette, il la regarde qui serpente au loin. Autour des ruisseaux de béton, les herbes confites s'offrent au soleil. Il n'y a comme son que le bruit du moteur qui ronronne et les ronflements de Victor, assoupi sur l'épaule de Cleofée qui jette des coups d'œil d'alerte dans le rétroviseur. Timéo hausse les épaules en souriant. Il voit déjà le filet de bave que le dormeur ne contrôle plus descendre dans le tee-shirt de la blonde. Surtout, ne rien lui dire. Mais son gémissement éclate dans la minute :

- Victor, c'est dégueulasse !

Il a la tête qui tourne. Autour de lui tout est flou, il voit juste Cleofée s'affoler en balançant sa chevelure dans tous les sens. À ses côtés, Marthe sourit en se mordant la joue. Venant de Marthe, c'est une première. Si elle explosait de rire, Victor pourrait sans doute dire que c'est la première fois. Il n'a jamais vu ses dents. Elle n'ouvre jamais la bouche, ou presque, et quand elle le fait, elle le fait sur un ton monocorde avec des mots insondables. En fait, il trouve même ça étrange en y réfléchissant bien, qu'elle ait acceptée de prendre des vacances. Mais sa mauvaise foi s'interrompt quand il voit Raoul sur le siège passager. Raoul est venu !

- Raoul ! J'avais oublié que t'étais venu !

Il se retourne pour répliquer mais la blondinette le coupe :

- On s'en fiche de Raoul, tu m'as bavé dessus ! J'ai de la salive partout ! Ca colle ! Personne n'aurait un mouchoir ? Quelque chose ? Non ? Personne ?

La réponse que Victor lui fait de la tête la met davantage en rogne. Elle croise les jambes et les bras avant de coller son nez à la fenêtre et de bougonner :

- J'ai été trop gentille, j'aurais dû te réveiller au moment même où tu avais posé ta tête dans mon territoire.

- Comment t'as fait pour te libérer ? S'enquit Victor.

- Je te raconterais, Réplique Raoul munit d'un clin d'œil.

- Tu ne vas pas avoir trop chaud comme ça ?

Marthe lui indique sa veste en cuir. Il tort les lèvres hésitant :

- Je sais pas.

Victor voyait Raoul parfois. Ce qui peut paraître logique quand on sait qu'ils sont meilleurs amis. Mais ça faisait toujours bizarre de le revoir après tout ce temps. Marthe se demande si ça leur est égal au groupe ou si ça le préoccupe autant.

Pour Marthe, Raoul avait été une réelle distraction. Elle avait meurtri un temps ahurissant à le contempler. Alors qu'elle feignait que les garçons ne l'intéressaient pas le moins du monde et qu'elle n'avait jamais été nature à s'attarder sur les biceps en or et les envies d'aimer, Marthe avait en réalité été entièrement bouleversée par Raoul. Et cela avait duré trois ans. Trois ans à le brûler les yeux. Trois ans à l'imaginer. Trois ans à épier les moindres élans de sa personnalité et pourquoi pas de son corps.

Raoul était arrivé au lycée en faisant déraper son scooter sur le béton. Lui et sa veste en cuir n'avait pas franchi le seuil que déjà tous les regards désiraient pénétrer son âme. Fouiller en lui comme dans des archives constellées de secret. Son tee-shirt était blanc et ses mailles étaient étirées par les muscles. A bien y réfléchir, il était absolument identique à aujourd'hui. Parce que quoiqu'il ait pu se passer, Raoul n'aurait jamais changé ni de caractère, ni d'apparence. Il avait ses cheveux noirs qui balayaient sa peau blanche, et ses yeux qui flottaient entre le marron d'un caramel trop cuit à celui du réglisse noir et un soupçon luisant. Ainsi Raoul n'avait jamais laissé les filles indifférentes, et encore moins Marthe, ce qu'elle n'avait jamais cru bon d'avouer, absolument honteuse et remontée contre elle-même.

Raoul n'était pas quelqu'un de provocant. A l'opposé, il ne parlait que très peu. Une de ces phrases préférée « J'm'en fou ». Il se fichait de tout. De sa beauté, de ce que pouvaient bien penser les gens, des notes qu'il récoltaient en classe, et de pouvoir se libérer ou non pour la fête la plus cool du lycée. Pour lui, les choses étaient cool ou elles ne l'étaient pas. Si elles ne l'étaient pas, il fermait son visage définitivement. C'était un garçon discret malgré son image. Un garçon qui pouvait déstabiliser n'importe qui en levant ses yeux dans les leurs. Un garçon qui pouvait faire fondre n'importe qui quand il souriait parce qu'une douceur absolument incommensurable s'en irradiait. Raoul était à la fois mignon, adorable, et ce qu'il y'avait de plus redoutable. L'arme fatale, se disait parfois Mars quand il voyait les filles déchoir sous son sourire, les garçons reculer et les parents s'attendrirent.

Il ne disait pas de gros mots, quelqu'un de respectueux. Il n'en dit toujours pas d'ailleurs, se reprit Marthe en attardant son regard dans la voiture voisine où Mars faisait le pitre. Non Raoul était mature, n'avait jamais quitté une salle de classe sans expliquer clairement ses mécontentements, et avait toujours été calme. Ou presque. Mais certains souvenirs mériteraient d'être effacés.

Puis le temps avait passé, et depuis qu'ils avaient tous un à un quitté le lycée pour commencer des études plus ancrées, Raoul s'était comme évaporé. A chaque réunion il se dérobait muni d'excuses variables et souvent excusables, puis parfois par surprise, comme pour les tenir éternellement en haleine il revenait, suffisamment pour leur faire espérer la fois d'après et les garder heureux de le voir quand il ne revenait qu'après un mois d'absence. Et Marthe s'était lassée.

Elle fait fondre une ultime fois son regard sur les longs cils de Raoul, puis clos les yeux.

OsmoseWhere stories live. Discover now