02 | UNE AUBE AFFAIBLIE

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Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie

          Ma mère sort de la voiture et marche avec moi jusqu'au perron. Le parking, émoussé d'arbres solidaires, s'étend sur une cinquantaine de mètres. Un grand portail noir fraîchement peint ainsi que son grillage de métal font face à une sorte de grand manoir, presque un château, digne d'une école de fantaisie. Une dizaine de voitures les séparent, éparpillées un peu partout, mais elles sont toutes vides. Nous sommes seuls, ici. Au-dessus de nous, le soleil peine à passer entre les nuages. Pourtant, il est bientôt la mi-journée. Le perron, encadré par deux larges colonnes antiques, est surmonté de deux longues marches arrondies. Tout de marbre, d'un blanc pur, presque nacré, rayonnant malgré l'obscurité. J'ai gravi la première marche, je sens sa froideur même à travers mes chaussures. Ma mère, au sol, me prend une dernière fois dans ses bras. Elle a les larmes aux yeux. A ce moment précis, une sorte de solitude inexplicable s'installe en moi. Elle me sourit, me caresse une dernière fois le bras puis tourne les talons. Avec sa démarche habituelle, perchée sur ses talons, légère dans sa robe préférée, elle s'éloigne jusqu'à la voiture. Mon regard la suit malgré moi tandis que le véhicule démarre. Il disparaît à l'horizon, et je reste là, à fixer cette même direction, tentant de voir ce que mes yeux ne peuvent plus deviner.

            Mais c'est trop tard. Ça y est, elle a disparu. Mon dernier point d'ancrage a disparu. Mallette en main, je continue de fixer le portail ouvert, à des dizaines de mètres de moi. Rien ne se passe, bien sûr. Ma mère me manque déjà, je me sens comme un petit garçon abandonné dans un supermarché, perdu entre les rayons trop grands, les gens pressés, sauf que ce sont des colonnes blanches qui me dominent et qu'il n'y a personne aux alentours. L'isolement prend un peu plus de place dans ma poitrine quand je finis par me retourner. Face à moi, une large porte de bois sombre à double battants semble me juger. J'hésite. Mes phalanges se resserrent contre la poignée de ma valise. Quand je me rends compte que je tremble, au diable le froid de septembre ou au diable le stress, qu'importe, j'étire mes lèvres, je détends mes épaules et je m'engouffre dans le bâtiment. La porte est lourde, le contact contre mes doigts apparemment glacés me fait tressaillir. Quand j'entre dans le hall, la folie des grandeurs me submerge instantanément. Le damier au sol brille de mille reflets. Plusieurs femmes en uniforme de secrétaire sont assises derrière de grandes estrades faites du même arbre que la porte. Devant elles, quelques élèves et rares adultes patientent, ou bien recueillent des informations. Je suis un peu mal à l'aise, brusquement serré dans ma chemise. L'école de mes rêves me tend les bras, mais je ne me sens plus à ma place. Je regrette mon collège de quartier, les quelques personnes de ma classe qui ont grandi avec moi, pour ces dizaines d'inconnus qui ne me prêtent guère attention. Je ne les connais pas, ils ne me connaissent pas, ne savent pas ce que j'ai enduré pour arriver ici, je suis insignifiant, je ne suis qu'un chiffre dans leur dossier, je ne sais plus ce que je fais ici, mes jambes tremblent, je veux rentrer chez moi, ce dépaysement me prend à la gorge, à peine dix minutes et j'ai le cafard, je me sens implosé.

— Jeune homme ?

          Une voix s'impatiente, au loin, une vieille femme, petites lunettes ovales, blazer vert. Reprendre contenance. Marcher. Sourire. Comme si de rien n'était. Comme si j'avais l'habitude.

          Les mots s'enchaînent tout seuls.

— Bonjour, Augustus Duroy, oui, je suis interne, je cherche ma chambre...

— Deux cents sept, mon garçon, les clés, bonne journée.

          Je m'empare des clés, je lui souris, mais elle m'a déjà oublié, elle espère ne jamais me revoir, qu'on ne l'embête pas, elle déteste les adolescents, elle attend avec impatience sa pause pour discuter avec les autres secrétaires, quelques rires, un café, la routine d'une vie qu'elle n'a pas choisie mais elle s'en convient. Elle est l'exemple de centaines de femmes, avant et sans doute après elle, victimes de leur situation, et qui n'auront pas eu le courage d'aller plus loin, de saisir de nouvelles opportunités, de réaliser leurs rêves. Enfin, peut-être a-t-elle toujours rêvé d'être secrétaire, après tout. Peut-être que, petite fille, elle observait les autres secrétaires derrière leur bureau, des étoiles pleins les yeux, les montrant du doigt en criant « quand je serais grande, je serais comme elles ! ». Le simple fait de penser à cette allégresse puérile me réchauffe un peu le cœur. Ai-je moi-même envisager mon avenir de la sorte, une fois dans ma vie ? Ai-je moi aussi désigner de l'index, les yeux brillants, une situation quelconque ? Ai-je simplement déjà eu un rêve, une ambition, à part celle de subsister, de survivre ?

Oxymores EcchymoséesWhere stories live. Discover now