06 || CE DEUIL EST SANS RAISON

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         Sous le choc, j'en demeure inédit quelques secondes. Totalement pétrifié, je me laisse dépasser par les autres élèves, qui se pressent vers leurs cours respectifs. Dans mon esprit, il n'y a plus qu'elle, cette fille que je n'étais censé ne plus jamais revoir, cette fille qui vient encore de passer en coup de vent, une brise qui ravage tout, qui me bouffe de l'intérieur. De simples cheveux. Et pourtant, mes muscles tétanisés, je me sens faiblir. C'est cette même fille que je m'étais promis de détester, cette même fille que j'aurais voulu haïr, et ma colère absente me fait vomir. Cela fait dix ans, dix ans qu'elle est partie, dix ans et en une seconde je me sens tout autant vulnérable que les jours qui ont suivi son départ. Cette non-présence, cette simple vision d'elle au milieu de la foule, elle me rend fou, et tout cela vire à l'obsession à mesure qu'elle passe, elle passe en bourrasque devant mes yeux à chaque fois qu'ils clignent, j'avais oublié cette sensation, j'aurais voulu ne plus jamais la ressentir. J'aurais voulu l'oublier, qu'elle ne devienne qu'une simple inconnue, que ses cheveux noirs se noient dans la foule sans que je ne les remarque, mais non, non, on n'oublie pas ces choses-là, on n'oublie pas ces gens-là. Et c'est ça qui me rend malade; c'est cet impact immense qu'elle a sur moi sans même être là.

          Une main se pose sur mon épaule. J'espère que Julio ne prendra pas l'habitude de me sortir ainsi de mes fantasmes, même si je pense que c'est perdu d'avance. Ne pouvons-nous pas être tranquilles avec nous même, tout en restant social ?

          J'allais me tourner vers mon colocataire, ravalant mon agacement, avant de me rendre compte que cette main n'était pas celle de Julio, mais celle de Maxine. Une poigne ferme et douce à la fois, et lorsque je monte mes yeux vers elle, je crois qu'elle a compris. Ses grands yeux bruns lisent en moi et j'ai la désagréable impression qu'ici, je n'aurais plus de vie privée ni de quelconque secret.

          — Que se passe-t-il ? S'enquiert Julio en s'approchant de nous, une main sur la bretelle de son sac, l'autre dans la poche de son pantalon.

          Maxine détourne les yeux vers lui et lui fait un sourire. Cette sorte de bataille silencieuse entre nous me met mal à l'aise; c'est la même sensation qu'hier, au réfectoire, être observé de tous côtés, surveillé de ses moindres faits et gestes, sauf qu'au lieu de venir d'endroits indéfinissable, tout cette vigilance provient d'un seul et même regard.

          La rousse échange quelques plaisanteries avec son ami, puis nous salue d'un signe de main et s'enfuit sur la gauche, dans une partie du lycée que je ne connais pas encore. Et puis, machinalement, j'emboîte le pas de Julio, qui déjà s'éloigne vers notre prochain cours. Pourtant, dès que je commence à marcher, je pense à elle. Je pense à elle, et ça me tord le ventre.

           A la fin de cette journée, qui me parut interminable, j'ai enfin rejoint la chambre. Il ne nous a fallu que quelques minutes pour la remettre en place après le désordre d'hier; et à vrai dire, avec tous les posters de groupes de rock, qui me sont inconnus, accrochés sur les murs, elle a vraiment bonne figure. Je vide mon sac sur mon bureau. Nous avons dîné, une soupe orangée, rien de bien fameux même si c'était relativement bon. Quelques exercices de mathématiques m'attendent pour demain, mais alors que je m'apprête à m'assoir pour les commencer, Julio me coupe dans mon élan.

          -– Je vais dehors, fumer, m'annonce mon colocataire en passant une veste en cuir sur son pyjama. Tu viens ?

          — Je ne fume pas, répondis-je, psalmodique.

          — Viens au moins avec nous ! Insiste-t-il, tandis que je comprends que le « nous » désigne Maxine et lui.

          Je grimace. Nous avons passé la journée ensemble, tous les trois, et tout au long j'eus l'impression d'être la cinquième roue. Enfin, cela est normal, ils sont meilleurs amis, je ne suis qu'un étranger. Et la perspective de clore la journée sur une note de solitude mélancolique ne m'enchante guère.

Oxymores EcchymoséesWhere stories live. Discover now