13 || CORRECT, RIDICULE ET CHARMANT

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On reste assis un moment en silence, sans oser toucher à  nos assiettes. Autour de nous, les autres élèves ont repris leurs conversations, comme si rien ne s'était passé, comme si tout cela était banal. Que ce genre d'insultes et de chahuts était acquis. Révolté, j'envoie valser ma fourchette. Je trouve cette situation profondément injuste.

    —Comment peuvent-ils agir de cette manière ? je lâche brusquement.

    La machoire crispée, je me rends compte que j'ai sifflé mes mots entre mes dents. Ma frustration doit être palpable, je crois, parce que Maxine me répond d'une voix lasse:

     — Comment ?

     — Personne n'en a rien à foutre, je dis, et ma phrase s' échappe d'elle-même, trahissant mon indignation. Est-ce normal, tout ça, pour eux ? Est-ce normal de se faire insulter, tabasser, de se faire humilier publiquement de cette façon ?

    La colère fait rage sous ma peau. Mon cœur s'échauffe, je ne contrÃ'le plus rien. Tout cela me dépasse. Une injustice réelle, dévastatrice, qui me prend aux tripes et à laquelle je ne peux rien faire. Non pas que j'ai entièrement pardonnée Julio ou peut-être que si, en fin de compte. Bref, que cela fut lui ou un autre, cela m'aurait exaspéré de la même manière. L'humain est d'une imbécilité dérisoire lorsqu'il s'agit de blesser son prochain. Ou plutôt, d'un grand génie, d'une grande créativité, d'une originalité sans limite. Enfin, sauf l'agresseur de Julio, manifestement. Une carafe. Il aurait pu trouver mieux.

    Maxine me scrute. Ses larmes ont disparu. Je ne sais pas ce qu'elle essaie de lire dans mes yeux, mais son absence de réaction m'échappe. Ne devrait-elle pas être en colère, elle aussi ? Ne devrait-elle pas s'exclamer, s'indigner, comme elle sait si bien le faire ? N'est-elle pas touchée par ce qui vient d'arriver à son ami ? Pourtant, ils sont bien amis, "meilleurs amis", ont-ils dit. Alors pourquoi cela ne lui fait-elle rien ? Pourquoi continue-t-elle de m'observer ? Ses grands yeux noisettes me transpercent et semblent guetter les moindres recoins de mon être. A ce moment-là, je n'ai rien à  lui offrir. Simplement de la colère. De la colère, de la colère qui monte et qui monte et que je peine à retenir. De l'injustice, de l'incompréhension, de l'impuissance, qui me consument et à  laquelle je ne peux faire face. Puis il y a cette culpabilité, ce regret, ce si lourd regret complètement absurde et infondé. Celui d'avoir regardé ce garçon dans les yeux avant qu'il ne vienne le frapper. Celui de l'avoir incité à venir malgré moi. Que se serait-il passé si je ne l'avais pas regardé ainsi ?

    Et surtout, cette honte, cette honte insurmontable et déferlante qui m'entaille les organes. Celle d'appartenir à la même espèce que celui qui lui a infligé cela.

    Après de longues minutes, la rousse se décide enfin à se détendre. Elle relâche les épaules puis pousse un bref soupir. Son regard vogue vers son assiette et je la surprends à jouer avec ses couverts. Perdu, totalement perdu, j'en oublie presque ma colère. Tout redescend si vite. Je la regarde s'isoler dans ses petits pois, sans rien comprendre à ses réactions. Voyant que je l'observe à mon tour, elle finit par relever ses yeux vers les miens.

   
    — Ça t'afflige vraiment, ce qui est arrivé ? murmure-t-elle après plusieurs minutes d'un ton de confidence que je ne lui connaissais pas.

    — Evidemment, souffle-je, soudain blessé plus profondément que je ne l'aurais voulu. Maxine, c'est mon ami. Et même s'il ne l'avait pas été, ce n'est pas juste, ce n'est pas juste de se faire brusquer comme cela, sans raison, alors évidemment, cela me touche ! Écoute, je sais que je n'ai pas été très pré sent avec vous ces derniers jours, mais...

    — C'est bon, balaye-t-elle d'un geste de main, toujours à voix basse. C'est bon, je comprends.

    La rousse ferme les yeux un instant puis se masse les tempes. J'ai beau ne pas comprendre, je sais que quelque chose ne tourne pas rond. L'air autour de nous, l'atmosphère, elle n'est plus la même, elle a changé. Comme à l'amorce d'une bombe, comme si nous l'attendions, qu'elle pouvait être larguée d'un instant à l'autre. Comme si ce qu'elle s'apprêtait à faire, ce qu'elle s'apprêtait à dire, pouvait faire tout exploser... comme pouvait se poser délicatement dans l'herbe fraîche d'un pré.

Oxymores EcchymoséesWo Geschichten leben. Entdecke jetzt