Chapitre 2 - Vevey, Suisse (Abigail)

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(Média: Ma Préférence, Julien Clerc)

Le café était encore vide. A cette heure de la journée, rien d'étonnant : la plupart des gens ne devaient pas s'être glissés hors des bras de Morphée. Aux alentours, les rues pavées voyaient passer quelques rares matinaux, ce qui conférait au quartier une atmosphère douce et irréelle, de celle des instants volés où l'on se sent seul au monde. Les traces des excès de la veille – cannettes de bière éventrées, tessons de bouteilles et cadavres de cigaretes laissés par leurs propriétaires – témoigne de la vie qui agitait les lieux quelques heures plus tôt. Un homme vient d'apparaître dans la rue. Vêtu de son uniforme de travail, il s'évertue à ramasser tous les déchets qui croisent sa route. Un mouchoir à gauche, un ticket tombé d'une poche, il scrute sans relâche le sol de la ville depuis une heure. Ce n'est pas que ce métier lui plaît, non, mais, il est de ces hommes qui s'attellent à leur tâche sans râler. Au moins, grâce à moi, les gens marcheront dans des rues propres, et ça, c'est appréciable. Ils se diront, quand même, Vevey, c'est une ville propre, ça y a pas à dire. P'têtre même qu'ils penseront à nous, les travailleurs de l'ombre, comme on dit. Ça, c'est ce qu'on appelle changer le monde à son échelle. Voilà ce à quoi pensait le quadragénaire, tout en remontant la rue du Lac. 

Malgré ses considérations hautement philosophiques, ce n'est pas à lui que l'on doit prêter attention, mais plutôt à la jeune femme qui vient d'apparaître dans notre champ de vision. 1 mètre 70 à vue de nez, dont six centimètres de talons vernis – elle doit être de ces femmes qui se grandissent artificiellement pour être prises au sérieux. Les cheveux ramenés en queue de cheval haute (pas un ne dépasse), un maquillage parfaitement maitrisé lui donnant un air « je-suis-belle-naturellement-mais-je-prends-soin-de-moi » et, pour compléter le tout, une tenue adaptée aux circonstances, à savoir une blouse col cygne et un pantalon taille haute. De toute évidence, Abigaïl n'avait pas participé aux festivités de la veille, à en croire son allure – il en faut de l'équilibre pour ne pas tomber dans une rue pavée avec des talons aux pieds.

Elle passe droit devant le philosophe à la poubelle, lui dire bonjour ne ferait que le ralentir dans son travail. Elle, elle détestait qu'on l'interrompe.

La jeune femme sort une clé de son sac : aujourd'hui, c'est elle qui fait l'ouverture.

Il y a deux types de personnes dans la vie : celles qui sont maladroites, attachantes (ou attachiantes ?), de celles qui mettent toujours dix minutes à ouvir une porte car il faut trouver la clé (où l'a t'on déjà mise ?), puis trouver le bon sens pour débloquer le mécanisme et, enfin, réussir à retirer ladite clé. Et les autres, ceux à qui tout semble sourire, qui ne sont jamais en retard, qui ne se donnent jamiais en spectacle à devoir courir après le bus, ceux qui ont toujours la bonne tenue : pour aller au marché, il faut une tenue décontractée, pour les cours, ça va du décontractée-mais-pas-trop à la tenue un peu classe si c'est un séminaire spécial, enfin, vous voyez le genre.

Abigaïl, en tant que représentante de la seconde catégorie, ouvre donc la porte d'un geste sûr, referme derrière elle sans aucun effort et avise la liste de tâches qu'elle s'était préparée la veille. Généralement, elle prend son service l'après-midi, alors, pour être sûre de ne rien oublier, elle a scrupuleusement noté ce qu'elle devait poser sur le comptoir, les formules spéciales qu'elle devait inscrire à la craie sur l'ardoise, etc.

Travailler ici est une aubaine – sans même prendre en compte les revenus que ce job lui apporte, il a de nombreux avantages. D'une part, ça l'occupe. Le second point positif, c'est que ça la met de bonne humeur.

En effet, le « Fleurs du malt » était un café – servant également des bières, comme le suppose son nom, mais ce n'est pas sa principale caractéristique – qui se targuait de reproduire une ambiance rétro « à la française ». Ce qui signife que, du matin au soir, toutes les chansons passant sur le juke-box se devaient d'appartenir à la variété française, de Charle Aznavour à Véronique Sanson, en passant par Larusso et Daniel Balavoine. Le sol était en damier, les tables rondes en bois marqueté , les dossiers des chaises en osier, et devant le bar, en bois lui aussi, des tabourets de cuir bordeaux attendaient les clients. Il y avait aussi une mini-terrasse, pour les jours où il faisait beau.

Jeux de Quilles [PAUSE]Where stories live. Discover now