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Mon humeur exécrable du lendemain m'interdit la moindre parole sous peine de déraper. Notre professeur du moment occupait tout l'espace sonore et venait titiller mon ouïe fine, mais comme souvent, mes lourdes pensées repoussaient les échos. Je repensais aux belles rigolades que nous avions vécues ensemble et à ces moments innocents, stupides et immatures, que nous n'allions certainement plus jamais revivre. Max faisait pirouetter son stylo, indifférent. Son attitude avait atteint un point de non-retour.


Trop agacé par le raffut constant de la cafétéria bondée, je pris discrètement mon plateau et m'en débarrassa sans dire un mot.

Le couple de tourtereaux restaurait de nouveau en dehors de l'établissement, et en les apercevant franchir la grille de l'entrée, j'accélérai le mouvement en direction du premier étage, vers notre prochaine salle de cours.

Peu habitué à fréquenter le bâtiment vidé par la pause, je m'assis à même le sol poussiéreux marqué par les semelles sales dans un léger dégoût. Les écouteurs bien ancrés dans mes oreilles, je hochais ma tête au rythme de ma musique préférée, qui ne manquait jamais de me redonner l'énergie nécessaire.

Fanny avait dû me voir me faufiler vers la sortie et avait, je le pense, deviné mon humeur maussade. Elle apparut dans mon champ de vision mais cela ne perturba pas mon expression nonchalante et je continuais d'observer le sommet de mes genoux collés devant mon visage. Fanny saisit mon écouteur droit sans un mot ni une demande.

Nous partageâmes, dans la paisible tranquillité du couloir, les mélodies majestueuses de Tiësto dans son inoubliable composition « Bright Morningstar ». Dépourvu de paroles, ce morceau semblait être l'hymne de la coordination. Les principales lignes mélodiques se répétaient sans cesse dans une cohésion totale guidées par une ligne créatrice indépendante, interprétant le rôle de la narratrice d'une histoire merveilleuse située dans une autre galaxie. Les péripéties s'enchaînaient, les sonorités musicales nous invitaient à dessiner dans notre imaginaire leurs mouvements... Puis, arrêtant leurs gestes automatisés, ces lignes se figeaient définitivement comme des petits bonshommes surpris qui levaient les yeux au ciel pour admirer le passage d'une étoile filante grandiose, sublime, dans des plénitudes linéaires et douces qui nous plongeaient dans un état doux et euphorique...

Les basses orchestrées par le duo Hemstock & Jennings à travers leur « Mirage of Hope » vinrent nous redonner du tonus. Le duo britannique réunissait, à travers leurs basses intenses, l'ensemble des éléments musicaux dont je me passionnais profondément et parcourir les neuf minutes de cette longue piste était comme les entendre créer leur musique en direct. Ils débutaient par une composition au synthétiseur, avant d'être progressivement rejoint par un gigantesque orchestre dissimulé derrière les rideaux d'une scène de théâtre. Les chœurs aigus débutaient leur prestation et accompagnaient la montée en rythme, puis laissaient leur place à la voix céleste de la chanteuse dans un passage plus tamisé. Elle contait ses quelques vers dans une partition dépourvue de refrain et elle haussait ensuite sa tonalité aiguë pour conduire une incroyable alignée de tambours énergiques qui frappaient en rythme sur les sonorités électroniques. Un concert de violons venait se greffer au groupe et illuminait les prestations individuelles, le tout dans une harmonie proche de la perfection qui nous emmenait droit, cette fois-ci, dans une utopie abstraite.

Ces artistes m'accompagnaient dans mes évasions comme des guides. Ils me montraient le chemin à prendre et ils déclenchaient en moi les émotions nécessaires pour me faire aller mieux. Ils incarnaient les nouveaux compositeurs classiques et nous rappelaient que la musique ne devait pas obligatoirement être orchestrée par les instruments les plus courants que sont la guitare, la basse et la batterie autour d'un refrain, comme nous pouvions toujours entendre sur les ondes. Leurs structures musicales commençaient par une longue introduction pour atteindre un thème et redescendre progressivement vers une coda. Ils alternaient, tels Mozart et Beethoven pouvaient le faire, entre des partitions enflammées et des instants plus solennels, grâce aux outils électroniques qui donnaient un volume stellaire aux compositions. Les chants devenaient un instrument à part entière et ils s'accordaient aux mélodies recherchées pour magnifier l'ensemble.

Fanny catégorisait ce genre comme « barbare » et dépourvu d'émotions, ce que je réfutais toujours par des grandes argumentations subjectives, mais elle avait fait l'effort de m'accompagner cette fois-ci. Soudain, les lignes électroniques se tordirent, partirent dans les aigus puis les graves avant de s'éteindre définitivement. Mon baladeur choisit ce moment pour donner son dernier souffle.

Nous nous retrouvâmes de nouveau dans le calme apparent du couloir aux murs délabrés et tristes. Je me tournai vers elle.

« Pourquoi es-tu venue ?
- Et toi, pourquoi es-tu là ?
- Je n'ai rien d'autre à faire.
- Moi non plus. Mais je ne voulais pas rester seule. Pauline est absente, elle est malade. Où est Max ?
- Avec Mélissa. »

Nous nous tûmes, sans doute par manque d'un sujet à exploiter. Mais je la relançai.

« As-tu remarqué sa transformation depuis qu'il est en couple ?
- Oui. Ça m'étonne de lui.
- Je ne lui en veux pas d'être en couple, au contraire je suis heureux pour lui, mais as-tu remarqué à quel point il s'est isolé de tous ses amis ? »

Fanny me laissait parler. Elle ne voulait pas m'interrompre.

« Je ne sais pas comment te l'expliquer. J'aimerais qu'ils puissent se séparer quelques heures ou simplement quelques minutes, pour qu'on puisse jouer au rugby ou aux cartes, peu importe. Mais ils sont toujours fourrés ensemble. Il nous faudrait presque un pied de biche pour les décoller, et Mélissa ne fait rien pour arranger la situation. Je la déteste. C'est énervant.
- On m'a raconté comment Mélissa avait dragué Max.
- Je n'en reviens pas qu'elle soit arrivée à ses fins ! Je m'en souviens très bien. Elle nous harcelait et Max ne la supportait plus et voilà qu'aujourd'hui, ils ne se séparent plus. Comme si elle lui avait lavé le cerveau et qu'elle prend désormais ses décisions à sa place. »

Emporté dans mon élan, je lui confiai inconsciemment mes pensées nostalgiques de mon enfance et mes rêves récurrents.

« Les voir s'enlacer et s'embrasser... Comme moi et Léa, dans mes rêves...
- Léa ? Qui c'est, cette Léa ? »
Je ne répondis pas dans l'instant. Elle continua.
« Je la connais ? » Elle devint étonnement curieuse. Elle me fit désormais face et mes joues trahirent mes bouffées de chaleur.

« C'est une amie d'enfance et nous étions amoureux, c'est tout, tentai-je d'esquiver.
- Tu me caches quelque chose. Je le vois à ton attitude changeante.
- Rien d'intéressant, crois-moi...
- Mais si, Martin, raconte-moi. Je suis intéressée. »

Elle me regardait intensément. Je ne pouvais résister plus longtemps.

« Bon, très bien... J'en suis toujours amoureux, pour être tout à fait honnête avec toi. Mais c'est idiot. Nous ne nous sommes plus parlé depuis plusieurs années et nous sommes bientôt adultes. Nous ne sommes plus des enfants. Nous sommes totalement différents maintenant. Peut-être m'a-t-elle oubliée. De toute façon, nous ne nous reverrons probablement jamais. »
Je me levai dans l'idée de lui échapper mais elle me retint le bras pour m'en empêcher.

« Où tu vas ? Tu as honte ?
- Oui... Enfin non..., hésitai-je en me rasseyant. Je ne parle jamais de cette histoire, d'habitude.
- Tu peux tout me dire, Martin. Je ne dirais rien à personne, c'est promis.
- Tu le jures ?
- Oui, je le jure.
- Hmm...
- Où habite-t-elle, cette Léa ?
- Loin. Très loin d'ici. Maintenant, n'en parlons plus.
- Et tu ne peux pas la contacter sur Facebook ? »

Je me figeai puis rangeai mes écouteurs encore traînants.

« Non, ce n'est pas la peine. Elle ne souhaitait plus m'adresser la parole. C'est bien pour une raison. Elle ne voudra certainement pas plus me parler aujourd'hui, encore moins me revoir.
- Peut-être a-t-elle changé depuis, et qu'elle regrette ses propos.
- Rien n'est moins sûr, tu sais... Et je préfère ne pas y penser.
- Tu ne perds rien à essayer. Ce n'est qu'une invitation par internet.
- Fanny, écoute. Je préfère garder un souvenir positif et ne pas brouiller les rêves que je suis encore capable de faire avec elle. Je les aime trop pour pouvoir les perdre.
- As-tu déjà regardé son profil ?
- Oui. Il m'est arrivé d'aller le voir et de constater à quel point elle a grandi. Mais je ne veux pas aller plus loin.
- C'est une stupide façon de penser, Martin. Tu le regretteras un jour. »

Un long silence plana. Je ne la regardais plus.

« Martin ? J'espère ne pas avoir dit un mot de travers. » Elle posa sa main sur mon avant-bras et chercha mon attention.
« Oui, c'est peut-être stupide, mais c'en est ainsi... Un jour, je rencontrerais une autre personne et je l'oublierais.
- C'est très négatif comme pensée, je trouve.
- Non. C'est la vie... On n'y peut rien.
- C'est dommage.
- Oui. »

Un autre silence vint suspendre notre conversation puis je lâchai soudainement : « Le problème, c'est que j'ai peu confiance en moi. »

Fanny continuait toujours de me regarder, de me fixer de son regard intimidant sur les bords, puis elle me sortit l'une des plus belles déclarations que l'on ait pu me faire.

« Tu sais, Martin, il existe certains moments où tu aperçois une personne dans la rue, et tu ne peux t'empêcher de n'en penser que du bien ou de l'admirer. Tu apprécies son style, son sourire ou son charisme, mais tu ne lui dis rien parce que tu as peur de lui paraître bizarre ou gênant. Je suis certain que d'autres filles comme moi ont déjà vécues ce sentiment étrange à ton égard et t'ont secrètement complimenté. »

Elle avait le don de la formule bien trouvée. Cela me réchauffa sur le moment puis me redonna de l'assurance sur le long terme, dès la seconde où je me récitais de nouveau ces paroles presque divines. Je retins sa promesse qu'elle me fut quelques minutes auparavant et me confiai à elle comme on pouvait se livrer à un parent, qu'elle semblait vouloir remplacer : « Maman est décédée peu avant mon arrivée à Marseille. J'ai perdu une mère mais aussi une confidente. Elle me consolait quand rien n'allait. Elle fut la première à me rassurer et à me convaincre que je ne devais pas me blâmer, lorsqu'elle apprit que Léa ne m'adressait plus la parole. Elle avait la manière de me redonner cette confiance vivifiante. »

Puis, prenant mon courage à deux mains, je lui soufflai d'autres pensées :

« Tu es la première à me complimenter sur mon physique ou ma personnalité depuis Léa et ma propre mère, Fanny. Je pensais que ce manque était... justifié, et que je le méritais. Merci de me faire changer de point de vue.
- Nous aussi, nous pouvons nous montrer timides et hésitantes. Nous sommes comme vous les mecs ! Nous aussi, nous avons du mal à faire le premier pas. Je pense même que c'est pire pour nous. » Elle se tut quelques secondes puis continua : « Tu sais Martin, Max m'a parlé de cette période au collège où tu étais un peu... enrobé, rigola-t-elle, mais aujourd'hui tu es devenu un très beau garçon. »

Elle se colla soudainement à moi et posa délicatement sa tête sur mon épaule, vraisemblablement ravie d'avoir pu observer l'être sensible qui résidait probablement en moi à cet instant. Mais c'est non sans une gêne terrible que je me relevai brusquement alors que nous entendîmes des lycéens grimper les marches.

J'appréciais Fanny. C'était une jeune fille intelligente et bien élevée. Elle s'attachait beaucoup à ses amis, parfois trop. Elle leur accordait une confiance aveugle et son affection à mon égard me laissait perplexe. Je la savais célibataire, mais elle agissait toujours d'une façon très chaleureuse avec n'importe qui. Elle n'avait néanmoins jamais montré cette proximité aussi charnelle... Son bref repos sur mon épaule me rappela les moments d'intimité partagés avec ma mère. Ces petits moments intemporels qui réconfortent dans la sincérité et la chaleur féminines qu'elles seules savent nous procurer.


Max n'avait plus besoin de moi. La pilule se digérait lentement. Ne plus être distrait par nos bavardages renforçait mon attention pendant les cours et ne me laissait guère le choix sur mes activités à la maison. J'avais terminé mes livres et mes jeux vidéo. Les examens approchaient vite. Très vite. Alors cette désillusion se tournait en une opportunité formidable de rattraper mon retard et d'améliorer, en particulier, mes capacités à analyser un texte. J'aimais la lecture sans pour autant comprendre tous les aspects figurés qu'un roman pouvait comporter, et je me servis des jours restants comme une opportunité formidable pour combler mes lacunes. Cette focalisation sur mon travail devint le socle solide d'un cercle vertueux : cela me permettait de faire abstraction des différents problèmes orbitant autour de moi, de me libérer l'esprit et de me recentrer sur le plus important, et d'espérer ainsi les meilleures notes possibles pour un avenir scolaire plus radieux.

La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now