La passion des sentiments

21

J'avais régulièrement suivi Léa sur les réseaux sociaux. Les photos qu'elle voulait bien partager retraçaient son enfance puis son adolescence et je l'avais vu grandir en même temps que moi, au rythme de sa scolarité et de ses nouvelles coupes de cheveux.

J'eus une facilité déconcertante pour mettre la main sur son adresse et je la localisai à quelques centaines de mètres de notre ancien quartier.

« Thing Called Love » passait en boucle dans ma voiture et je m'identifiais au personnage, comme si les paroles étaient écrites à mon image et que je m'adressais directement à Léa et Hélène. Le trio Above and Beyond laissait chanter la beauté de leurs vers à Richard Bedford par-dessus leur composition et tous les quatre m'accompagnaient dans mon long voyage :

« Je n'ai pas perdu mon unique chance,
De te dire comment je me sens à l'intérieur.
Est-ce seulement moi,
J'aimerais savoir,
Ou sommes-nous juste un petit peu aveuglés?
Il y a une chose appelée l'amour
Que nous oublions tous,
Et il y a souvent un amour gâché
Que nous regrettons tous.
Tu ne vis ta vie qu'une seule fois,
Alors n'oublie pas cette chose appelée l'amour,
N'oublie pas, n'oublie pas cette chose appelée l'amour. »

Je m'imprégnai de l'énergie dégagée par la sépulture de maman que je nettoyais ardemment. Non, mon nom n'était pas encore inscrit dessus et j'implorais tous les dieux qui accompagnaient ma chère mère pour que je fusse saisi d'une force suffisante pour vaincre mes démons. Que je fusse capable de tourner ainsi une page restée à l'exposition des tourments, et sur laquelle s'écrivait toujours une histoire censée être terminée depuis bien longtemps.

Je vagabondais ensuite dans ma ville natale et mes joies vécues à travers mes souvenirs, si présents dans mon âme d'enfant, écartaient d'un grand revers mes péripéties de ces derniers temps. C'était comme se promener dans son propre jardin que l'on connaissait sur le bout des doigts, par le moindre bout d'herbe et de gravier, mais que l'on avait quitté depuis des années et que l'on retrouvait. Si on mettait de côté les nouveaux locataires des habitations aux alentours et les quelques changements de voirie, l'esprit de ma ville restait intact et mes repères revenaient instinctivement.

En tournant sur la droite, je posai mon pied sur le sol de mon quartier et j'aperçus face à moi mon ancienne maison, et ensuite celles de tous mes amis d'enfance. Ils me manquaient toujours mais notre innocence était toujours vivante au milieu de l'impasse, comme des fantômes qui se couraient après, qui se chamaillaient, et que je pouvais voir de mes propres yeux.

Des enfants jouaient au football et leurs parents les observaient régulièrement depuis leurs fenêtres. Je ne reconnaissais plus personne et je restais planté au milieu de la route, les yeux levés au ciel vers la fenêtre de ma chambre, ornée d'un rideau qui m'était inconnu. J'y vis un jeune homme griller une cigarette et il me regarda furtivement avant d'inspirer une nouvelle bouchée qu'il expira en l'air. Les jeunes footballeurs en herbe continuaient leurs dribbles mais l'un d'entre eux manqua sa passe et le ballon vint rouler jusqu'à moi. Je le stoppai du plat du pied et y posai ma semelle tout en les regardant, stoppés net dans leur élan, aussi étonnés que moi. Je leur renvoyai la balle avant de tourner les talons et de quitter rapidement les lieux.
Je remontai la rue piétonne vers la nouvelle résidence de Léa, dans le récent quartier de la ville. J'y retrouvai une architecture familière, qui me rappela les cités universitaires que je devais traverser lors de mes trajets rennais. Dans le dédale des bâtiments blancs, modernes mais identiques, le numéro onze m'apparut d'un coup à l'écart des appartements empilés sur trois étages. Je me retrouvai face à ce qui s'apparentait à une maison de plain-pied, avec jardin donnant sur l'allée. Le nom de Léa, écrit sur la boite aux lettres, ne put que confirmer mes recherches, mais il me rendit tout à coup très nerveux. Elle était là, à quelques mètres, et j'allai sonner pour la revoir, mais je ne pus m'empêcher d'hésiter des milliers de fois. Je fis les cents pas dans tout le quartier, je repassai plusieurs fois devant sa maison aux volets à demi-clos puis j'explorai les quartiers alentours et le parc.

Je me mis ensuite à l'abri dans ma voiture. Mon angoisse montait, bouillonnait, je n'entendais plus la radio, j'étais devenu sourd par ma propre peur. Mes ongles se faisaient dévorer, je me frottais les joues, le nez, je me caressais les bras et je me grattais l'arrière du cou pour me rassurer.

Je sortis de ma voiture et fis un nouveau passage précipité devant sa maison, avant d'effectuer un énième tour de quartier. Décidé à prendre la fuite, je regardai une dernière fois sa maison, mais mes jambes s'immobilisèrent devant le portail. Je laissai parler ma raison. Repartir aurait été une cruelle désillusion et d'autres regrets seraient venus s'empiler sur les autres. Il n'y avait plus rien à perdre.

Finalement, je sonnai.

Les secondes parurent sans fin. Mon cœur frappait ma poitrine comme pour me dire de prendre la fuite. Je ne sentais plus mes doigts. La moindre présence à mon alentour me faisait peur. Mais je voyais déjà le visage de Léa m'ouvrir et venir vers moi.

Le bruit soudain du verrou me fit tressaillir. J'eus l'envie de m'enfuir mais le grincement de la porte d'entrée éveilla ma curiosité. Une toute petite fille blonde apparut, un doudou dans les bras et une tétine pendue aux lèvres. Elle devait avoir deux ou trois ans. Son père la prit dans ses bras et il se plaça sur le palier tout en me fixant d'un air interrogateur.

« Bonjour.
- Ex... excusez-moi, bafouillai-je péniblement en regardant le nom affiché sur la boîte aux lettres. Je suis vraiment désolé de vous déranger. Suis-je bien chez Léa ?
- Oui, elle est là. Votre nom ?
- Martin. Je pense... qu'elle se rappellera de moi. Euh... J'espère...
- Ne bougez pas. Je vais la chercher. »

Chatouillée par son père, la petite fille riait fort et elle se tordait dans ses bras. Je n'eus pas le temps d'envisager une troisième fuite qu'une femme m'interpella déjà. Elle avança à grandes enjambées vers le portail.

« Martin, quelle bonne surprise ! Mais qu'est-ce que tu fais ici ? » Léa resplendissait de lumière et de chaleur. Elle posa sa main sur mon épaule et elle m'embrassa comme si rien ne s'était passé.
« J'espère que je ne vous dérange pas, lui dis-je tout penaud mais épris d'un sourire spontané.
- Mais non, pas du tout !
- Je passais dans le coin et... j'ai voulu m'arrêter quelques minutes te dire bonjour en voyant ton nom...
- Entre, Martin. Je t'offre à boire. Un café, un thé ?
- Oh, rien du tout... Ça ira.
- Mais si, prends quelque chose.
- Non... Je t'assure, ça va.
- Je vais te faire un bon thé comme je les aime, pour que tu puisses me donner ton avis. »

A l'intérieur, elle me présenta son fiancé Alexandre. Notre poignée de main fut douce et courtoise. Leur petite fille, Lila, passa dans les bras de sa mère. A ma hauteur, elle vint me faire un timide baiser sur la joue, puis elle croqua sa tétine tout en se retournant et en se cachant dans le cou de sa mère. Je la trouvais absolument adorable.

« Viens t'asseoir Martin, fais comme chez toi, me rassurait Léa. Ne fais pas attention à mes affaires sur la table. »

Je restais immobile sur ma chaise, les mains jointes posées sur mes cuisses. Je n'osais pas bouger un genou ou un coude. Interloquée par tant de mutisme, elle me taquina tout en découpant un crumble.

« Tu n'es pas aussi bavard qu'à l'époque, ria-t-elle.
- C'est que... je n'ai pas grand-chose à dire... lâchai-je dans un élan d'honnêteté.
- Tu dois bien avoir des choses à me raconter, Martin ! Ah ! J'adore prononcer ton prénom, Martin. Ça m'avait manqué ! Depuis combien de temps ne s'est-on pas vus ?
- Cinq ans. C'est la première fois que je reviens en Alsace.
- Oui, je m'en souviens. Tu avais déménagé à Marseille pendant le collège, dit-elle en déposant le service et en invitant Alexandre à nous rejoindre. Tu y habites toujours ?
- Non, je n'y suis resté que trois ans, le temps de terminer le collège et d'y faire mes deux premières années de lycée. Puis j'ai déménagé à Rennes.
- Pourquoi donc être parti aussi loin ? (Léa me regardait intensément une fois assise).
- Parce que c'est la région natale de mon père et qu'il est aujourd'hui à la retraite et...
- Oh, je veux parler de ton déménagement à Marseille.
- Mon père s'était fait muter.
- Ah... soupira-t-elle. Et qu'es-tu venu refaire en Alsace ?
- Je voulais simplement revoir la tombe de ma mère. Et puis... j'en ai profité pour faire un tour dans notre impasse. Elle a très peu changé...
- Non, c'est vrai.
- Je suis venu visiter les nouveaux quartiers de la ville, voir la transformation de ce grand champ où on venait faire n'importe quoi... C'est très bizarre... Et je suis tombé par hasard sur ton nom. Je me suis dit que je devais bien te dire bonjour.
- Tous ces bâtiments servent de logement pour les personnes qui travaillent sur Mulhouse, ils ne sont pas très animés. Mais ça me fait plaisir de savoir que tu as pris quelques minutes pour t'arrêter. Je suis vraiment ravie de te revoir. »

On pouvait sentir dans son regard toute sa sincérité. Cela me réchauffait le cœur et me mit en confiance comme avec Justine. Finalement, je n'étais peut-être pas si méprisé ou si maladroit. « Moi aussi, Léa. Je ne m'y attendais pas. »

Alexandre écoutait soucieusement la conversation et il vint me questionner sur mon expérience marseillaise. Je ne savais pas quoi répondre. Fanny revenait à moi.

« C'est compliqué de résumer mes trois années en quelques mots. J'y ai connu toute sorte d'émotions, à vrai dire. C'était une expérience... enrichissante.
- Oui, je comprends. On voit bien aux informations que ce n'est pas toujours très agréable d'y vivre.
- Ce n'est pas réellement de la violence que je veux parler, même si tu as en partie raison. Ce n'est pas une ville facile mais je ne suis pas à plaindre. J'habitais à l'extrême sud, dans un arrondissement relativement calme, et je n'ai jamais été agressé ni même menacé. Les petits cas font les généralités, malheureusement.
- J'ai entendu l'histoire de l'étudiante morte noyée dans un parc, dit Léa. C'est terrible... Et nous ne savons même pas pour quelle raison... »

Je ne fus pas capable de lui révéler qu'il s'agissait d'une amie et Lila choisit l'instant idéal pour se faire remarquer et me faire changer de sujet.

« Quelle âge a-t-elle ?
- Elle vient de fêter ses deux ans, me répondit Alexandre.
- Nous l'avons eue très jeune, souligna Léa. Mais elle n'était pas vraiment désirée. Nous avions beaucoup hésité mais la garder était le bon choix. Nous ne le regrettons pas.
- Nous envisageons de nous marier prochainement.
- Tous mes vœux de bonheur d'avance, m'exclamai-je naturellement.
- Il me semble que Léa m'a déjà parlé de toi, lorsqu'elle cherchait ses amis d'enfance sur Facebook.
- Oui, j'avais été étonnée de ta transformation physique, rigola-t-elle, amusée par les projections qu'elle se fit. Tu as perdu du visage et du ventre depuis ton départ du quartier.
- J'ai maigri, merci de le remarquer... Mais je n'ai rien fait en particulier. J'ai simplement grandi. Mon visage s'est affiné naturellement.
- Léa garde un bon souvenir de cette bande de copains, elle m'en parle à chaque fois que l'on passe devant l'impasse.
- Tu as de leurs nouvelles ? lui demandai-je en me tournant vers elle.
- Non. J'ai été la dernière à quitter le quartier. Je les ai en amis sur Facebook mais ils ne postent rien du tout et plus personne ne se parle.
- Et que sont devenus tes parents ?
- Ils ont vendu la maison pour réinvestir cet argent dans une villa au Pays Basque. »

Alexandre emmena Lila jouer dans le jardin tout en prenant le soin de refermer la baie vitrée derrière lui. Il comprit que nous voulions un peu d'intimité à l'évocation de nos souvenirs d'enfance.

« Tu sais, Léa... Notre bande de copains me manque.
- Elle me manque aussi, mais que veux-tu. Toutes les bonnes choses ont une fin.
- Tu te souviens de ton dixième anniversaire ?
- Martin... comment pourrais-je oublier. J'étais tellement heureuse.
- Heureuse ?
- Je sais où tu veux en venir... tu sais, nous étions encore jeunes et je faisais ma petite princesse. Bien sûr que tes mots m'avaient fait plaisir, mais... je ne saurais pas te l'expliquer, Martin. J'étais très bête à cet âge.
- Ton comportement m'a blessé.
- Je réalisais mal la portée de tes mots, Martin. Moi aussi, je voulais te les dire, mais il me fallait encore du temps. »

Mon image de Léa fut radicalement transformée en un claquement de doigts. Disparue, la jeune fille proche du chêne. Cette magnifique jeune mère, fière et déjà mature, resplendissait et elle gommait par des gestes délicats mes blessures endolories par le temps. Mon angoisse et ma mélancolie s'éclipsaient le temps de notre conversation qui se faisait maintenant le cœur ouvert.

« J'ai été très déçu et je me suis renfermé sur moi-même, continuai-je. Je pensais que le problème venait de moi, que j'avais fait quelque chose de mal.
- Mais non, je t'assure, Martin, me dit-elle en posant sa main sur mon avant-bras. Tu as probablement dû le savoir, ma mère voulait absolument que j'aille dans un collège privé. Nous étions toujours voisins mais nous ne pouvions plus rentrer ensemble.
- J'attendais chaque soir que tu viennes me voir à la maison, comme nous le faisions. Mais tu ne venais plus.
- Tu avais déjà grossi et tu me repoussais physiquement. J'ai été aussi malheureuse que toi après ton déménagement, mais je ne l'ai jamais exprimé par pudeur. Je t'aimais, Martin... Mais tu sais... Notre petite histoire a embelli notre jeunesse, oui... Elle nous a rendus heureux, mais... je suis passée à autre chose avec Alexandre. C'est de l'histoire ancienne. Des bons souvenirs à garder.
- Tu as raison. Je devrais arrêter de retourner le passé.
- Tu n'as pas trouvé une femme avec qui tu peux t'épanouir dans la vie ?
- Je ne préfère pas en parler, dis-je en détournant la tête vers le jardin, où je voyais Alexandre s'amuser avec sa fille. J'ai connu tout un tas de galère.
- Je pensais que tu étais en couple, me dit-elle en s'excusant. Tu es redevenu un très bel homme.
- Peut-être. Mais j'ai très mal digéré mon départ et ton attitude, et je lutte toujours pour pouvoir être fier devant une femme. »

Ces mots la surprirent et la marquèrent. Je vis ses yeux s'humidifier légèrement. « Je suis tellement désolé, Martin. » Elle se leva et me serra spontanément dans ses bras. Je ressentis toute sa chaleur se propager en moi en même temps qu'un long frisson. « Si je dois t'aider à retrouver confiance en toi, je suis là. Tu peux compter sur moi, Martin. Je ne voulais vraiment pas te blesser. Je ne me rendais même pas compte de ce que je faisais, et de ce que ça pouvait entraîner. Tu me fais avoir des remords, maintenant. Tu ne me plaisais plus, mais je ne voulais certainement pas te blesser. »

Léa comprenait mon mal-être et me soutenait. Savoir que je n'étais plus seul me soulagea, et sa promesse et ses aveux agirent comme un pansement sur mes maux dans les jours suivants. Ma plaie commençait à doucement se refermer. La longue histoire alsacienne pouvait se clore. Que de temps perdu et de douleurs infligées pour rien, pensais-je.


Mon départ de ma chère Alsace me fit trépigner d'impatience de retrouver l'université, boosté que j'étais par l'incroyable réussite de mon initiative. Je brûlais à l'idée d'entendre autant de mots curatifs de la voix d'Hélène, mais j'oubliais vite que mon absence aux partiels me fit échouer dans ma première année. Je n'aurais pas l'occasion de me retrouver dans la même promotion qu'elle, à moins d'un incroyable rebondissement. Et surtout, la reprise universitaire n'était que dans trois mois et entre temps, le vide d'un été brûlant me tendait les bras. Trois longs mois à patienter, à laisser ce virus de la mélancolie se réinstaller durablement dans mon quotidien pour me détruire de l'intérieur.

Mon studio sentait la mort. Les vêtements sales s'empilaient, le ménage n'était plus fait. Je n'aérais plus ma pièce. Je portais toujours le même pyjama. Je restais devant mes jeux vidéo. Aucun livre n'avait la saveur d'antan. Je ne parvenais plus à lire une page sans être perturbé. Je ne pensais qu'à mes futures retrouvailles avec Hélène pour extérioriser mes sentiments. Je pleurais, en attendant, la douleur du spleen baudelairien sans qu'il ne m'incite à rechercher l'idéal. Le temps... encore le temps... Trois mois. Je voulais sauter dans une machine à accélérer le temps, me cryogéniser, je voulais faire n'importe quoi pour que le temps ne m'achève pas définitivement. Je n'avais qu'une seule et unique envie, me retrouver face à Hélène.


Par politesse, je fis l'effort de répondre à une invitation de mon père qui déjeunait avec un ancien collègue à lui. Je ne voulais pas le voir débarquer inopportunément dans mon studio pour prendre des nouvelles et le laisser me voir cet état miséreux. Je ne voulais pas qu'il connaisse mon état mental désespérant et désespéré et je jouai le rôle de l'étudiant bien habillé et bien en forme.

Nous n'étions qu'à l'apéritif quand son ami Philippe, retraité des commandos parachutistes, m'expliqua en détails les opérations de la coalition sur le théâtre coréen.

« Les nord-coréens sont très en colère après la destruction de Yongbyon et ils sont très stimulés par la propagande, me dit-il. La victime collatérale pourrait être la Corée du Sud, d'où le déploiement de l'OTAN avant le bombardement qu'ils avaient déjà programmés. Les tensions sont extrêmes à la frontière.
- Y a-t-il une solution pour calmer les tensions ?
- Non, malheureusement. Les américains sont allés trop loin et la coalition est tombée dans son propre piège, à vouloir neutraliser la Corée du Nord. Ils se sont mis à dos la Chine et la Russie.
- Oui, déjà qu'ils n'étaient pas en bons termes...
- D'autant plus que la Russie est très agitée. Tu as su ce qui s'est passé en Crimée ?
- Oui, un peu. Mais quel est le rapport avec la Corée ?
- Les médias et les citoyens n'ont pas conscience de la géopolitique jouée par Poutine. Ils ne savent pas que les russes profitent des regards détournés vers la guerre coréenne pour avancer masqués vers l'Europe de l'Est, comme ils l'ont déjà fait en Crimée.
- Pour quelle raison attaqueraient-ils les pays de l'Est ?
- Les pays baltes sont européens et l'Ukraine veut se rapprocher de l'Europe, comme on peut le voir avec la destitution d'Ianoukovytch. La Biélorussie pourrait aussi s'en inspirer et le Kremlin ne l'accepte pas. Poutine souhaite depuis toujours le retour de la grandeur soviétique, c'est bien connu, et il s'agit là d'une excellente opportunité pour qu'il puisse arriver à ses fins.
- Comment veut-il s'y prendre ?
- Son objectif est de mettre le bazar pour ensuite souffler sur les braises, si on devait vulgariser l'idée. Après tout, les armées de l'OTAN sont occupées en Corée et l'ouverture d'un second front renverserait l'échiquier planétaire. Tu vois où je veux en venir ?
- Oui bien sûr, mais comment pouvez-vous savoir tout cela ?
- C'est une source sûre qui m'informe en temps réel car je serai très prochainement instructeur. L'OTAN va envoyer une armée en Biélorussie à la demande du président biélorusse, car il craint une attaque russe. Mais ironiquement, le fait que ce dernier se soit rapproché de l'Europe a provoqué une colère de Poutine, qui fixe désormais la destruction du gouvernement par la force pour pouvoir rallier le pays à la Russie, comme en Crimée.
- Et qu'en est-il des autres pays frontaliers à la Russie ? J'imagine qu'il n'y a pas que la Biélorussie.
- Évidemment. Des troupes seront aussi envoyées en Lettonie, en Lituanie, en Estonie et même en Finlande très prochainement. Les généraux réfléchissent aussi à envoyer des soldats en Ukraine mais la situation est encore plus complexe et délicate... Les soldats professionnels sont en sous-effectif et ils protègent le sol coréen, alors que la menace russe n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui aux portes de l'Europe. Nous ne devons pas la sous-estimer. Ce serait une erreur historique ! L'armée française a reçu l'ordre de l'OTAN d'engager soixante-mille jeunes pour un service militaire improvisé avant de les expédier à la frontière russe. »

J'étais abasourdi. Philippe continua.

« La coalition souhaite former une sorte de barrage militaire le long de la frontière russo-européenne, comme les soldats le font déjà sur le 38è parallèle. C'est un projet colossal mais qui doit être mis en place.
- Papa, tu étais au courant de cette histoire ? »

Mon père en soupirait. Ce repas n'était qu'un prétexte pour m'informer de la situation avant les autres. Il connaissait mon intérêt à ce sujet et il tenait à m'en informer.

Une dizaine de jours suivant ce déjeuner, je reçus une lettre de l'administration militaire. Cet été, qui semblait se diriger vers une galère totale à tremper dans ma mélancolie, se transforma en un véritable calvaire.