22

4 0 0
                                    

Je dus faire mes bagages sous deux jours et me rendre par mes propres moyens sur la base aérienne d'Évreux. Elle était aménagée d'urgence en terrain d'entraînement comme il m'avait été possible de voir dans Full Metal Jacket, et j'allais probablement être reçu par son féroce sergent instructeur. La projection de cette scène me terrifia.

L'engagement militaire valait-il mieux que l'attente insoutenable ? Je me posais sans cesse cette difficile question, mais les réponses se faisaient très claires dans ma tête : la chaleur de mon studio avait ce côté rassurant, et l'idée de vivre dans des conditions précaires ne m'enthousiasmait aucunement. De plus, je retrouvais cet espoir de me guérir à la fin de l'été mais la guerre allait m'en priver. Je me voyais déjà mort au milieu de nulle part, sans jamais avoir ma réponse. J'en venais à regretter ma dépression dans mon petit studio qui sentait mauvais.

Je n'eus cependant pas le choix de me rendre sur la base sous peine de lourdes sanctions judiciaires. Je fis le trajet sous la contrainte, comme si un général me traînait au sol par une oreille. Qu'il parut loin, tout à coup, ce temps où par curiosité, je me transposais aux côtés de mes acteurs préférés dans les films de guerre. Si seulement ils avaient pu rester dans mon imaginaire.

Les véritables douleurs physiques de ces soldats me firent craquer dès le premier entraînement de la première matinée. L'autorité de l'instructeur était inconcevable, immorale. Il me punit à plusieurs reprises pour manque d'obéissance mais je n'avais honnêtement plus rien à perdre et je n'en avais plus rien à foutre.

Ces punitions et cet esclavage firent renaître mes envies de suicide. Seul mon spleen me rongeait de l'intérieur à Rennes, et voici que d'atroces contraintes physiques venaient à aggraver ma peine. Je n'avais plus aucune zone de confort, plus aucun espoir. Mon histoire était vouée à se terminer. Hélas, le camp était bien préparé. Rien ne put me permettre de réussir mon coup à cent pour cent, si ce n'est demander à un instructeur de m'achever. Je préparai alors une tentative de fuite mais les gardes rôdaient en permanence, comme dans une prison de haute sécurité. Sans complice, la tâche s'avéra trop complexe.

Alors chaque nuit, je pleurais. J'étouffais mes sanglots dans mon oreiller et je m'interrogeais sur le sens de cette destinée. Que devais-je en tirer ? Je pensais terriblement à Hélène, comme jamais. Ce fut l'apogée de ma détresse mélancolique. Elle se projetait sans cesse ici et là, à mes côtés, elle m'enlaçait imaginairement à travers mon oreiller. Elle voulait m'extraire de ce vilain cauchemar en me tirant par le bras mais elle était dépossédée de sa force et elle disparaissait, et je n'entendais plus que sa voix qui me guidait vers la liberté.

Ma santé mentale n'était qu'un champ de ruines semblable aux restes de Yongbyon. Elle était atrocement douloureuse, presque physique, elle aussi. Les autres recrues me rappelaient sans cesse que je me comportais comme une tapette. Je me faisais frapper à l'abri des regards parce que j'étais malheureux, parce que je faisais sans doute trop de bruit dans mes larmes à l'heure du coucher, et peut-être pensaient-ils même que j'étais homosexuel parce que j'exprimais des émotions. Mes bourreaux étaient des brutes, des jeunes paumés qui se prenaient pour des Rambo et qui voulaient montrer au reste de la troupe leur supériorité. Ils tapaient sur leurs pectoraux comme des gorilles, ils se défiaient toujours du regard et une compétition faisait rage pour le plus grand plaisir des instructeurs qui élevaient leurs troupeaux. Heureusement, le reste de la troupe n'avait pas plus de motivation que moi et ils me laissaient tranquille car ils étaient indifférents.

La mort m'obsédait dorénavant. Elle devenait mon démon. Je voulais prendre mon issue de secours, car il n'y avait plus aucun moyen de revenir dans des temps heureux. J'imaginais une balle d'entraînement me transpercer le crâne par mégarde. Elle était le meilleur moyen de mettre fin à mes supplices. Je ne la verrais pas arriver et elle éteindrait toute activité cérébrale le temps d'un passage à la vitesse du son, sans souffrance, sans dernière pensée. Et on se débarrasserait vite de mon corps las et pathétique. Ce corps qui était devenu dangereusement fin et tâché de bleus par la violence. Je voyais mes côtes, tous mes muscles criaient leur peine et mon cerveau en était le chef d'orchestre. Je ne dormais plus.

Les entraînements continuaient et leur difficulté augmentait. Nous pataugions dans la merde à cinq heures du matin, nous courions des dizaines de kilomètres avec quarante kilos sur le dos dans la poussière et sous un cagnard, et j'étais toujours le premier à craquer. Je m'écroulais au sol et je voulais qu'ils me laissent pour mort. J'entendais les rapaces voler mais jamais ils ne se posaient. Je faisais d'innombrables tours à l'infirmerie et pourtant, je repartais toujours en entraînement et les instructeurs gueulaient toujours autant à m'en faire exploser les tympans. Ils auraient dû crier plus fort. Au moins, je ne les entendrais plus.

Mon corps mourrait et ils s'acharnaient à le lessiver dans ce camp de concentration. J'aurais aimé qu'ils me balancent dans une fosse commune encore vivant. Cela m'aurait permis de me reposer.

Seules les séances de tirs à balles réelles me plaisaient et elles étaient mon seul défouloir. J'imaginais tous ces abrutis à la place des cibles et je me faisais un plaisir hors norme à transpercer leurs corps. Mon habileté impressionnait les instructeurs ainsi que mes pairs et était là, sans doute, la raison pour laquelle l'administration militaire s'entêtait à me garder.


La Russie continuait ses plans et nos supérieurs nous rabâchaient que « la pourriture soviétique » préparait une invasion pour faire naître une haine en nous. Ils ne nous cachaient plus les raisons de nos présences ici. Les médias en parlaient même régulièrement.

Un matin comme les autres, d'humeur atrocement maussade, j'entendis les gros sabots taper le sol et défoncer la porte de notre baraquement. Ce lever de soleil se transforma en jour fatidique. Nous préparâmes nos sacs puis rejoignîmes l'Airbus A400M déjà prêt au décollage en bout de piste dans un temps imparti.

Les instructeurs nous apprirent en plein vol que Minsk était notre destination, et l'interminable convoi en camion à travers la Biélorussie nous fit visiter du pays. Je ne fermai pas l'œil du voyage et nos supérieurs nous briefèrent sur les menaces pro-russes qui circulaient dans les pays frontaliers à la Russie. Ils manipulaient la foule mais ils allaient néanmoins être fortement diminués par le déploiement militaire. Il était recommandé de rester vigilant au contact des civils et de les fouiller. Personne ne devait nous approcher. Si l'un d'entre eux se montrait trop menaçant, nous avions pour ordre de tirer à vue.


Nous sommes aujourd'hui une trentaine de soldats réunis dans le hameau, chargés de surveiller sans discontinu la frontière, au sud-est de la Biélorussie. Les quelques maisons sont reliées à la ville par une route terreuse, ce qui pourrait être un angle d'attaque idéal pour une division d'infanterie accompagnée de chars. Mais nous ne sommes que des simples soldats inexpérimentés. Un semi-automatique léger nous accompagne et nous attendons au bord de la frontière le jour, puis dans nos granges, nos cabanes et nos petites maisons de brique avec la population locale la nuit, que l'ennemi se pointe. Pendant ce temps-là, les privilégiés surveillent le monde et son évolution à travers les écrans et ils donnent leurs ordres. Il ne me choquerait pas d'apprendre qu'un russe nous surveille depuis une base secrète en maniant d'un doigt un banal joystick qui oriente une caméra ultra puissante vers nos visages.

Un avion de chasse de la coalition vient nous assourdir par un passage en rase motte alors que je rejoins la grange après mon petit tour. La nuit tombe encore un peu plus. Nous éteignons les lumières et nous regardons faire le bel oiseau. L'intimidation aérienne est fréquente mais les russes n'y répondent pas. Le spectacle est devenu routine. Nous savons que nous ne sommes pas oubliés et nous nous émerveillons des prouesses de pilotage.

Étrangement, il ne fait pas froid et ce coin de pays biélorusse n'est pas très dépaysant. Les grandes villes sont glauques mais la campagne ressemble à la mienne. Ce sont des grands champs entrecoupés de chemins et de petits bois, un peu comme le bocage normand mais plus à découvert.

Nous avons la permission de rentrer à Minsk quatre jours par mois. Notre armée entière patiente aux frontières, comme prévu, face à un ennemi invisible. Nos supérieurs nous expliquent sans cesse que les russes attaqueront bientôt et ils nous convainquent par des arguments incroyables comme la propagande sait bien le faire. Mais c'est à celui qui attaquera en premier qui endossera toute la responsabilité d'un conflit de très grande ampleur, et personne ne veut se mouiller. Tout le monde campe sur ses positions.

Mes camarades sont francophones et viennent des quatre coins du monde. Par chance, ce ne sont pas les animaux indomptables d'Évreux. Peut-être est-ce une différence d'éducation entre les pays. Notre vie commune depuis six semaines nous a fait tisser des liens. Après tout, nous n'avons aucun intérêt à nous tirer dans les pattes. Mes nouveaux amis non plus n'ont pas envie d'expirer leur dernier souffle dans les bras d'une vieille grand-mère biélorusse.

Ce soir, comme tous les autres, nous mangeons et buvons dans la grange à la lumière des ampoules scintillantes, mais je refuse les cigarettes qui me sont proposées, par principe. Boire en permanence, à petites quantités, me permet de me détendre et d'anesthésier mes douleurs physiques. J'ai enfin trouvé une utilité de boire. L'exercice est même encouragé par notre adjudant.

Cette fraternité se confond avec ma bande alsacienne multiculturelle. Elle me procure ce sentiment d'appartenance à un groupe que je ne ressentais plus. En réalité, l'armée m'a rendu un fier service en suffoquant ma solitude. Je me retrouve toujours par moments avec elle, en secret, mais elle n'est plus néfaste, car je souhaite la rejoindre pour des moments intimes réparateurs propres à l'introversion. Et puis ce temps devenu illimité me permet de méditer, de faire le point. La solitude et l'infini jouent désormais de mon côté.

La nuit noire nous enveloppe désormais de son voile et quel bonheur universel cela peut être d'admirer encore et toujours les étoiles s'illuminer les unes après les autres dans un léger clignotement. Elles sont les témoins des milliards d'années d'existence d'un univers en constante extension, que nous comprenons peu et que ne maîtrisons pas. Paul Bowles, dans « Un thé au Sahara », sut résumer parfaitement ce sentiment de grandeur mêlé à la petitesse que nous représentons : « Combien de fois te rappelleras-tu encore certains après-midi de ton enfance ? Un après-midi qui fait si profondément partie de ton être que tu ne peux pas même concevoir la vie sans lui. Quatre ou cinq fois peut-être, ou peut-être jamais. Combien de fois allons-nous encore voir la pleine Lune se lever ? Vingt fois peut-être. Et tout cela nous semble illimité... »

Je ne peux concevoir mon existence sans penser à mon enfance et à mon adolescence. Elles sont le socle de ma personnalité. Elles m'ont fait devenir l'homme que je suis. J'ai été passager d'un grand nombre de péripéties, mais ce n'était pas le destin. Je ne crois plus au destin. Tout n'est qu'enchaînement de faits et gestes, de pensées et décisions humaines indépendantes les unes des autres.

La pleine Lune n'est pas encore pour ce soir mais nous la reverrons bientôt. Je la verrai une fois de plus, au moins, et je me sentirai toujours aussi insignifiant face à elle, ce qui a la particularité de me rendre heureux... comme les discours de Johan. Le wallon est d'une nature optimiste incroyable. Il parvient à nous garder motivé dans des discours impeccablement parlés, comme un politique haranguerait une foule. Le voilà qu'il se lance dans une nouvelle envolée lyrique :

« Les mecs, commence-t-il debout sur un tas de bois à la recherche de notre attention. Cette guerre n'en est pas une. Rien ne se passera. Les russes nous testent. Écoutez... Écoutez bien... Pas un seul tir ! Pas un seul bruit de moteur ! Pas une seule menace à l'horizon. L'ordre est de défendre le hameau d'une attaque ennemie qui n'arrivera pas. Les mecs. Toute cette stupidité s'arrêtera bientôt. Elle ne dépend que du courage de nos camarades en Corée et de nos diplomates qui courent sans cesse derrière la paix. Priez pour ces hommes, si vous êtes croyant. Peu importe qui ils sont, ils nous sauveront et ils sauveront le monde. Et nous les accueillerons en héros ! Bientôt, nous rentrerons aussi chez nous avec ce sentiment d'avoir défendu notre Europe, mais sans combattre. Nous serons aussi accueillis comme des héros. Il n'y aura pas autant de fierté à dégager, bien sûr, mais nous aurons fait notre devoir ! L'Europe aura été protégée ! La paix aura été préservée dans cette partie du monde que nous aimons et cette grange ne verra jamais le sang ! Elle ne verra jamais le sang ennemi, et encore moins le nôtre ! Et le monde s'ouvrira à nous. Il nous appartiendra. Nous serons des rois... En attendant, buvons ! »

Si l'énergie de ce discours nous revigore, il est en totale contradiction avec les dernières pensées de Stefan Zweig. Je raconte, à ceux qui veulent bien l'entendre, la vie privée du romancier autrichien dans les années trente et son exil forcé en Amérique à la montée du nazisme. Il vit sa chère Europe prendre feu puis tomber en ruines et il se suicida de désespoir, convaincu de la perte définitive de la richesse culturelle et humaine européenne. Trois ans passèrent avant la libération et je leur explique comment il aurait pu participer à la reconstruction intellectuelle de son pays. Certes, je ne nous donne pas autant d'importance, mais je deviens très curieux de savoir où nous pouvons nous retrouver d'ici trois ans.

Je ne veux plus prendre cette issue de secours qu'est le suicide. Aujourd'hui, je vis avec l'espoir. Car Zweig est une remarquable inspiration et les étincelles qui le faisaient vivre crépitent désormais en moi de la même force, comme si nous étions liés à une âme commune depuis que je fréquente le sol biélorusse. Il me souffle constamment son humeur résistante qui lui avait manqué pendant la seconde guerre mondiale. Il me persuade de combattre l'ennemi sans ne jamais me sentir vaincu, pour que je puisse en ressortir grandi et triomphant. Il m'entraîne plus globalement face à toutes mes peurs qui deviennent mes plus grands défis. Grâce à lui et à mon introspection, je me rends compte que j'étais capable de les vaincre en les regardant en face. Je me suis affranchi de Léa en osant lui reparler. Je me suis battu pour sortir vivant de ma formation militaire alors que je me voyais déjà mort. Alors je suis capable d'affronter la guerre.
Zweig écrivit en « La confusion des sentiments », sa plus belle nouvelle à mes yeux. Les tourments de son héros Roland se confondent avec mes conditions précaires de jeune homme perdu dans la vie et les sentiments, nous qui sommes si éperdument amoureux d'une âme captivante et extraordinaire. La fascination nous entraîne vers elle et nous déstabilise. Le comportement de ces êtres nous trouble et amorce en nous une confusion désagréable et malheureuse. Leurs sentiments nous sont inconnus, nous brûlons de désir de les découvrir mais nous sommes retenus par une appréhension et une peur terribles. Malheureusement pour moi, Roland eut la chance d'entendre une confession passionnée alors que je m'empoisonne encore face à l'énigmatique Hélène. Ce combat face à l'incertitude est sans doute mon défi le plus difficile à relever mais je veux y parvenir d'une volonté sans faille.

Avoir fait revivre Léa, Fanny puis Hélène dans mon imaginaire à travers cette journée de guerre a ravivé en moi ma flamme humaine étouffée par la dépression. Je ne suis pas confus comme Roland... Non. Je ne suis plus confus, à vrai dire. Car je les comprends, maintenant.

En fait, je suis passionné. J'ai cette passion des sentiments. A travers eux, je me sens aimé, je me sens blessé. Je me sens désiré, je me sens haïs. Peu importe les sentiments, je me sens profondément vivant. J'ai besoin de les ressentir. Cela traduit que les autres m'accordent de l'importance. Qu'ils m'aiment ou non. Je ne suis plus seul et je veux leur déclarer, en échange, tout le bien que je pense d'eux.

L'atelier beuverie continue de battre son plein mais je m'en éloigne comme toujours très tôt. Je repasse devant cette étendue d'eau qui me montre encore mes traits fins et abîmés. Mais ils ne sont que provisoires. Demain, j'aurai mieux mangé et je ne me serai bien reposé. Dans plusieurs semaines, je retrouverai ma forme d'antan.

Je comprends mieux aussi que la vie est éphémère et vaut la peine d'être vécue même dans l'adversité. C'est un discours un peu banal mais les erreurs et les blessures nous forgent et nous apprenons d'elles. J'ai appris de mon comportement avec Hélène et je sais comment me rattraper. Car je peux encore me rattraper. Je vis avec l'espoir, comme celui de la Terre, d'être guéri. Je le sais, je le serai un jour. Vivant ou mort. Mais autant être vivant. On mourra plus tard.
La campagne biélorusse dort paisiblement depuis ma fenêtre. Hélène est toujours là. Elle me tend la main. Je ne peux plus imaginer l'avenir sans elle. Hélène me tend ses deux mains. Elle est mon infirmière et je suis son soldat. Elle m'injecte de l'amphétamine. Elle continue de faire battre mon cœur très fort en m'injectant des sentiments furieux que j'ai effleuré sans m'en rendre compte et que je veux atteindre définitivement pour qu'ils m'enveloppent d'une chaude tendresse réparatrice.

Je suis persuadé qu'elle m'aime au fond d'elle, mais qu'elle est trop craintive, comme moi, pour me les avouer. Je vis avec ce solide espoir qu'à des milliers de kilomètres, elle prendra l'initiative de me décrire son long quotidien monotone dans une belle lettre passionnée et que j'y répondrais avec ma plume sur cette écritoire. Je la vois observer ce même ciel depuis le rebord de sa fenêtre, le menton posé sur la paume de sa main, les yeux attentifs aux mouvements imperceptibles des étoiles, attendant le passage des colombes et des avions militaires de retour de la guerre. Dans mes nuits, je la vois m'attendre sur le bord de piste aussi longtemps qu'il le faudra, pour être la première à m'accueillir chaleureusement, moi qui la faisait secrètement chavirer depuis notre rencontre.

La passion des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant