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Dans la lourde pénombre, allongé de tout mon long sur mon lit, j'observais mon ordinateur portable tanguer de haut en bas et basculer au rythme de ma respiration, tel un navire sur une mer agitée, prêt à chavirer. Je pensais à mon introversion. Je l'acceptais. C'était ancré dans ma nature et je ne remontais jamais à contre-courant sur ce sujet. Je connaissais bien ce trait de caractère mais il m'était impensable d'en parler à Max. Non pas qu'il était peu intelligent pour le comprendre, je souhaitais simplement ne pas être accusé de me cacher derrière des nouvelles excuses.

Ma mélancolie me clouait chez moi depuis mon retour de Bergen et elle me rendit indisponible pour mes partiels. Je ne voulais plus entendre parler de psychologie et encore moins voir Hélène. Je ne m'y présentai pas et je restais constamment enfermé dans mon studio à l'abri d'un monde hostile. La mort de Fanny me fit réfléchir au sens de la vie tous les jours. Propose-t-elle au moins un but à atteindre, un horizon défini ? Non, elle n'en a aucun. On naît, on vit, on meurt. Le but de la vie biologique est de perdurer la passation de gènes que nous transportons au fond de nous, comme l'orange protège ses pépins. Puis nous finissons croqué par plus fort que nous. Les animaux suivent leurs instincts naturels de protection et de reproduction, mais l'être humain les chasse de son quotidien ou les transforme. Alors il doit s'occuper autrement car il déteste ne rien faire et il organise la vie en société. Il invente des systèmes, déguise des réalités, crée des rapports de force, qui deviennent tous des pièges dans lesquels il se précipite inconsciemment comme on tombe dans un trou béant pourtant visible. L'argent, la célébrité, la hiérarchie, le jugement... Je ne comprends pas les assoiffés d'argent, les chercheurs de pouvoir, les avides de reconnaissance, les intolérants et les irrespectueux qui passent à côté des vertus cardinales que sont la prudence, la tempérance, le courage et la justice. Je ne veux pas leur ressembler, et encore moins vivre aux côtés de ces parasites qui ne saisissent guère la raison même de leur existence.

Le monde est bien trop dur à maîtriser pour nous le rendre plus difficile et je me suis juré de respecter trois concepts simples : faire ce que j'aime, me laisser guider par mes désirs et ne jamais nuire à autrui. Je souhaite vivre et en profiter comme je le ressens, sans souffrance ni soumission, et sans jamais imposer aux autres ce que je refuse de subir. Je rejette la routine et toutes les idées préconçues de la société qui forment des êtres identiques et sans âmes. Être diplômé, travailler pour une entreprise, se marier et avoir des enfants sont le standard minimum. Ne respectez pas l'un de ces critères et vous serez incompris, raillé, rejeté, étranger. Mais à présent, je n'en ai que faire du regard des autres. Des volontés des autres. Des pensées des autres à mon égard. En tant qu'introverti, mon bien-être intérieur passe en premier. Non pas que je suis égoïste ou solitaire, je dois en premier lieu me sentir bien dans mes baskets. Mais ce n'était plus le cas parce que ma mélancolie continuait de me faire du mal, et que je réalisai aussi que je suis contraint et forcé de rentrer un minimum dans le rang de la société, pour pouvoir vivre comme je le souhaite.

Mes pires ennemis continuent de me poignarder dans le dos, même si je réussis à les oublier par intermittence au cœur dans ce hameau biélorusse, où je m'assois sur un petit mur de pierre pour réfléchir à toute cette histoire.

Mes instincts amoureux étaient incontrôlables et ils m'attiraient sans fin vers Hélène. Ils me procuraient, plus intensément encore, des sensations négatives. Il m'était impossible de lutter ou de résoudre le problème et le constat était sans discussion. J'abandonnais simplement l'idée de lui reparler un jour. Je voulais tout oublier, comme si nous ne nous étions jamais parlé, comme si elle n'avait jamais existé. Je voulais me sortir le cerveau de ma boîte crânienne, le rincer à l'eau brûlante et le frotter très fort avec une brosse en fer pour chasser tous ces démons à jamais. Mais c'était impossible.

Dans la chaleur de mon studio, je saisis un verre et je bus des grandes gorgées. A la frontière du rêve et de la conscience, je me vis m'évanouir. Mes muscles se relâchèrent, ma tête pencha vers la gauche, mes yeux se fermèrent. Ma respiration ralentit et mon ordinateur tomba sur le côté dans un fracas que je ne perçus pas.

Trois jours et trois nuits passèrent et je gisais toujours sur mon lit, inanimé. Je n'avais personne sur qui m'appuyer à l'université et pas un étudiant ne remarqua mon absence, encore moins mes professeurs habitués à esquiver les appels de présence. A distance, Max interpréta mon silence comme une réponse à une amitié fragilisée par ses propos, et mon père vivait sa retraite comme bon lui semblait.

L'odeur infâme au sein de la pièce s'intensifiait puis elle s'échappa par petites doses par les ouvertures de l'entrée et elle imprégna le couloir du bâtiment d'un drôle de parfum inquiétant. Mes voisins contactèrent sur-le-champ le propriétaire de notre petit immeuble, qui ne trouva rien de mieux que de marteler à coups de poing ma porte d'entrée, puis il se rabattit par dépit sur mon père. Intrigué par cet appel, il fit précipitamment le déplacement et il toqua lourdement lui aussi. Dans un excès de panique, il se blessa à la main et il téléphona directement à la police. Quel ne fut pas son choc à la première image de mon corps qui s'étendait sur le matelas en première phase de décomposition et qui dégageait des odeurs insoutenables et écœurantes. Les soldats du feu, arrivés dans un second temps, apportèrent le nécessaire à l'évacuation respectueuse de mon corps par des grands draps blancs étendus dans la rue. Ils terminèrent leur devoir à une trentaine de mètres, dans la morgue que je voyais à chaque réveil, moi qui suivais du regard l'unique corbillard qui partait toujours en direction du cimetière.

Seule ma famille accédait au cercueil, posé sur un chariot au milieu d'une petite pièce froide, éclairée par un violent néon blanc et aménagée de quelques chaises pliantes. Mes proches pouvaient s'asseoir et profiter un dernier instant de mon visage maquillé et arrangé. La scène les incitait à réfléchir au geste incompréhensible de leur jeune aimé. Comme pour appuyer leur douleur, je n'eus pas jugé utile d'écrire une lettre d'adieu ou d'explication de mon geste et j'emportais avec moi tous mes secrets. Ils ne surent que mon dernier geste, qui consista à ingérer une dose de cyanure diluée dans un verre d'eau sucré.

Malgré la confirmation d'un suicide par l'autopsie réalisée et le contexte raconté par Max au téléphone, la police fouilla mon studio et emmena mes affaires dont mon ordinateur et mon smartphone. J'étais en possession d'un produit illicite et très dangereux et il était de leur devoir de découvrir sa provenance. Mon père ne put échapper à l'interrogatoire, comme le reste de ma famille proche. Sans testament pour se conformer à ma volonté, le lieu et la condition de mon repos éternel se jouèrent entre ses mains. Il décida de me rendre les derniers honneurs auprès de ma chère mère, là où, lui aussi, désirait être enterré. Il sélectionna une nouvelle sépulture et la cérémonie débuta sous une légère pluie fine un jour de semaine, dans mon Alsace que je retrouvai dans des conditions particulières... Mon père fut le seul à réciter, sur la petite scène, quelques mots bienveillants. Le cortège d'une vingtaine de personnes se présenta ensuite, en file indienne, face au cercueil. Certains l'embrassèrent, d'autres le tapotèrent chaleureusement, et tous posèrent une rose distribuée en amont. Ma bande alsacienne, dont Léa, en larmes, fit le court déplacement et ne voulait certainement pas me revoir de cette manière-là. Max se prit tardivement à l'envoi d'un bouquet à son nom et à celui de Pauline, Aurélien, et toutes mes connaissances marseillais qui vivaient là une seconde tragédie, mais les fleurs n'arrivèrent pas à temps.

L'horloge de l'église, qu'on apercevait au loin, continua de tourner le cimetière une fois vidé de ses âmes vivantes. Les étudiants rennais réussirent brillamment leurs examens de fin d'année. Les grandes vacances débutèrent ensuite et le soleil brillait, posant une atmosphère lourde et peu respirable dans les rues bretonnes. Les vacanciers profitaient des parcs, des activités sportives et des festivals. La ville vibrait au fil des événements culturels et des couples se formaient par le hasard des rencontres. On rentrait à la maison tard dans la nuit, éméché, joyeux ou bien triste. Et la vie continuait son cours. On préparait la rentrée suivante puis les fêtes de Noël en famille, on participait à l'élection d'un nouveau président de la République et à l'ambiance festive autour des matches de football de l'équipe nationale. Mon père prenait soin de lui en pratiquant des activités sportives et culturelles, dans lesquelles il se liait d'amitié avec d'autres passionnés, ce qui lui permettait de sortir de sa solitude.

Max fut diplômé de son université et il commença à exercer son métier d'aide à domicile, comme ma mère. Mais nous n'étions plus de ce monde pour le féliciter.

Elle et moi étions serrés entre un prêtre et une ancienne comptable. Ne restait de moi que des photos, des souvenirs ancrés dans les mémoires et une sépulture gravée au nom de ma mère, au mien, à mon année de naissance et de mort, et illustrée par ces quelques mots : « Ici repose un fils et un homme aimé. » Mes organes vitaux s'étaient comme envolés avec tout ce qu'ils contenaient de plus néfaste, et ne restait qu'un vulgaire squelette qui ressemblait à tous les autres.

Mon âme elle, cependant, vécut encore quelques minutes après ma mort. Elle se rappela avec beaucoup de précisions ses derniers instants à observer la magnifique Hélène. Entourée de ses copines, elle quittait le campus et mon âme admirait encore les belles courbures de ses épaules. Mon âme se rappela son dernier repas, un plat de lasagnes industriel trop salé et sans goût. Mon âme se rappela sa dernière séance cinéma, qui figurait une comédie musicale joyeuse aux actrices incroyablement délicieuses. Mais le dénouement malheureux infligé au héros, un beau blond amoureux de jazz, finit de l'achever dans sa fatalité.

Mon âme, encore prisonnière sur terre pour quelques instants, se rappela surtout des dernières inspirations captées par ses sens. Son ordinateur portable oscillait sur son ventre et affichait un paysage imaginaire, et Ryuichi Sakamoto l'accompagnait dans son ultime voyage à travers sa succulente composition « Merry Christmas Mister Lawrence ». Ou devait-elle dire, « Happy Death, Mister Martin ».

La passion des sentimentsWhere stories live. Discover now