La passion des sentiments

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Hélène incarnait la petite amie que je rêvais de choyer et je ressentais au plus profond de moi que cette femme allait se lier à mon avenir de manière inévitable. Elle était celle qui allait avancer à mes côtés en me tenant la main dans toutes les secousses de la vie d'adulte et je voulais épouser sa joie, sa tristesse, ses passions.

Elle avait la force de me faire oublier mes sentiments nostalgiques envers Léa, à tel point qu'elle monopolisait dorénavant mes rêves. Sa représentation imaginaire se brouillait avec mes anciens souvenirs, et cela donnait un surprenant mélange entre ma vie alsacienne et ma solitude rennaise. En découlait des situations étranges où Hélène évoluait au sein de l'impasse sous les traits malins d'une jeune fille brune, puis elle se transformait en une femme mature encore plus douce et tendre à mon égard.

Ces petits bouts fantaisistes me donnaient du baume au cœur à mes réveils mais ils m'immergeaient profondément dans une distorsion troublante de la réalité. Quelle était donc cette force qui m'entraînait inexorablement vers elle comme on se fait aspirer par un trou noir, au point de m'en faire perdre toute raison rationnelle ? La sincérité de mes sentiments amoureux devenait confuse.

Pour être honnête, je ne pense pas que les êtres humains soient capables de supporter trop longtemps le manque d'intimité physique propre au monde animal. Étais-je réellement éperdu d'amour envers Hélène ou la représentais-je comme une partenaire sensuelle idéale pour combler mon manque affectif ? Je me perdais longuement dans des pratiques solitaires et acharnées, qui ne satisfaisaient jamais mes pulsions torrides d'enchaîner mon corps et mon esprit à ceux d'Hélène, et je ne me comprenais plus. Je me perdais entre mes désirs et mes besoins, entre mes fantasmes et la réalité. Ces confusions s'entrechoquaient et je regrettais terriblement mon infâme comportement à l'égard de Fanny, elle qui fut la dernière à me prodiguer sa douceur féminine comme on applique une pommade réparatrice. Je ne pouvais plus y penser sous peine de me blesser encore ; ses morceaux de cœur brisés à huit-cent kilomètres de mon malheur élargissaient mes plaies.


Les quatre mois écoulés depuis la fin des partiels hivernaux me parurent comme une éternité d'incertitudes et ils me firent réfléchir à notre rapport ambigu, à travers trois instants universitaires anodins mais profonds de sens.

A l'angle de deux couloirs, plusieurs semaines après notre partiel, nous allâmes à notre rencontre sans le savoir. A la limite du contact physique accidentel, nous nous figeâmes pour nous éviter, le tout dans la surprise la plus totale, et en fixant les yeux de l'autre soudainement écarquillés par la surprise. Hélène poussa un petit cri d'étonnement tout en reculant d'un pas, et elle serra fort les affaires qu'elle portait dans un instinct de repli. Sa bouche entrouverte se transforma en un joli petit sourire chaleureux et un petit ricanement de gêne. Elle mit sa main devant sa bouche dans l'instant même où je lui répondis par un autre sourire amical, dessiné naturellement par la situation amusante, mais la vie sur le campus reprit son cours et nous nous écartâmes gentiment du chemin de l'autre sans nous adresser la parole ni même nous saluer.
Je la retrouvai un bon matin accompagnée de ses copines. Elles eurent ce choix étonnant de prendre délibérément leurs aises à mes côtés et à ma plus grande surprise lors d'une banale leçon. Fière de cette décision, Maud, en tête de cortège, lança de son air sournois une phrase qui me hante toujours aujourd'hui par son mystère : « Tenez les filles, regardez qui on retrouve » dit-elle en me regardant puis en se retournant vers ses amies. Ma réaction fut indifférente mais je dissimulais intérieurement mon grand étonnement. Maud et moi fûmes somme toute étrangers l'un à l'autre et son insinuation me laissa entendre que je fusse le sujet principal de l'une de leurs conversations. Du moins, il me parut évident qu'Hélène leur parlât de moi, sans pour autant savoir si ces mots furent méchants ou bienveillants. Ce fut la seule parole que Maud m'offrit du cours et même de toute sa vie. Elle et Aline laissèrent leur copine seule à la pause, comme pour nous laisser volontairement en tête-à-tête, et après des longues secondes d'hésitation, je saisis l'opportunité en lui demandant poliment comment elle allait pour amorcer la conversation. Sa réponse fut toujours aussi indifférente et elle resta hypnotisée par son smartphone, comme si je me fis une mauvaise interprétation. Ma nervosité me poussa à me rétracter encore pour me réfugier dans le silence et laisser la douleur faire son effet malgré moi.

L'espoir s'envola pour mieux revenir me frapper en pleine poitrine en une chaude fin de journée printanière, passée dans un amphithéâtre agréable mais abandonné par les étudiants.

L'enseignant narrait des histoires saugrenues à la courageuse audience et mon abattement me coupait du monde extérieur. Paradoxalement, je me remémore très bien mon état d'esprit à cet instant précis où ma pensée était éteinte.

Hélène apparut dans les escaliers et elle vint se positionner à mes côtés, sur l'unique strapontin libre sur ma droite, alors qu'une centaine d'autres restait orphelins tout autour de nous. « Salut Martin, je peux m'asseoir ? » Assommé par cette surprise, je me relevai à peine de mon sommeil et lui répondis naturellement par l'affirmative. Un léger flottement passa et nous nous tendîmes mutuellement la joue pour nous faire la bise. Choqué par la manœuvre, je ne parvins cependant pas à me remettre en route malgré ce stimulus encourageant, comme si je tournoyais dans une hallucination. Malgré les apparences encourageantes, la crainte reprit le dessus et ma conscience m'interdit quelconque avance pour me protéger.

L'heure passait et les rôles s'inversèrent soudainement. Hélène s'éprit d'une incroyable volonté de me parler. L'heure passait et je la sentais pleine de vie, comme libérée de ses chaînes qui l'empêchait depuis toujours d'articuler des mots. Elle était incapable de rester en place et elle souhaitait se divertir avec moi. L'heure passait et elle me regardait souvent, et elle était désormais envahie par les tics qui trahissaient sa fébrilité. L'heure passait et ma gorge était comme encombrée par une tonne de poussière et je la raclais pour l'en dégager et faire résonner des pénibles mots. L'heure passait et je devenais de plus en plus incapable de tenir la situation, alors je me forçais à pratiquer la communication non-verbale à travers des légers sourires en signe d'intérêt, qu'elle me renvoyait d'un air très timide et troublé absolument adorable. L'heure passait et spectateur enjoué de son attitude devenue extraordinaire, je sentais pourtant ma carapace se refermer et mes réponses restaient tristement concises. L'heure passait... Puis se terminait. Hélène fut la première à repartir, aussi vite qu'elle fut arrivée, et je sortis encore plus effondré.

Je m'en voulais profondément d'être si timide en sa présence, bien incapable de rester moi-même comme je savais si bien le faire dans toutes autres situations ordinaires. Je m'en voulais profondément d'être paralysé par la peur, cette peur d'être reconnu coupable d'une maladresse infortunée et j'étais tourmenté par le cauchemar d'un rejet devenu impossible à mes yeux. Elle était la seule et unique femme de mon avenir. J'en étais persuadé. Comment pouvais-je lui chanter mes sentiments s'il m'était impossible d'avoir une conversation normale avec elle. J'étais désespéré.

Le soir même, la fatigue accumulée à ma solitude me plongea dans le noir. Mon corps immobile gisait sur mon canapé et aucun appel au divertissement ne l'animait. Les mouches volaient en cercle et elles étaient aussi perdues que moi dans cette pénombre. Sans le savoir encore, ce fut la dernière fois que je lui adressai la parole. J'en nourris d'affreux regrets. Encore et toujours des regrets infinis...