6 : REMEMBER

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RORY NE PENSAIT plus qu'à une unique chose : 0511K15 ; depuis trois jours, rien n'occupait davantage son esprit que le bout de papier kraft gisant dans le creux de sa poche, à lui préoccuper l'esprit comme une démangeaison qu'il ne saurait apaiser

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RORY NE PENSAIT plus qu'à une unique chose : 0511K15 ; depuis trois jours, rien n'occupait davantage son esprit que le bout de papier kraft gisant dans le creux de sa poche, à lui préoccuper l'esprit comme une démangeaison qu'il ne saurait apaiser. À force de se torturer les méninges, à force de se dessiner mentalement le sourire insaisissable d'Aris, d'imaginer son regard éclatant de mépris quand il constaterait son échec, d'appréhender le contact de sa voix moqueuse contre sa peau, Rory comprit.

Bêtement, subitement, il comprit : Aristote lui donnait rendez-vous. Et pas plus tard qu'aujourd'hui. Comme électrifié, Rory dégaina son téléphone pour inspecter l'heure et faillit s'étrangler dans le bus bondé qui le ramenait chez lui : 15:17 PM ; s'il avait vu juste, il était en retard. De peu, certes, mais il ne lui en fallut pas plus pour héler le chauffeur, bondir hors de l'habitacle et se précipiter vers le KINƎTO d'un pas chaloupé – son sac à dos surchargé lui donnant l'air d'un voyageur égaré. 

Le vent était piquant contre ses joues, son nez. Ses oreilles sifflaient et protestaient, frigorifiées, pourtant le jeune homme n'accepta de ralentir qu'en apercevant l'enseigne lumineuse du vieux cinéma. Ses néons – rose et jaune – inondaient d'un halo bicolore une silhouette qu'il reconnut aussitôt. Plus droite qu'un « i » majuscule, à se démarquer de par sa posture impeccable – presque rigide.

— Attends ! s'écria-t-il, puis : Aristote, attends !

Et, dévasté par une vague d'adrénaline mêlée à un vif soulagement et à un désarroi brutal, Rory le vit s'arrêter sur la chaussée, à réajuster son bonnet noir, à écraser son mégot sous l'épaisse semelle de sa chaussure. À l'envoyer balader d'une pichenette dans un buisson rabougri. Décontracté, d'une nonchalance qui le fit penser à Samuel. À ne pas courber le dos – comme s'il était continuellement surveillé, comme si faiblir l'enverrait à terre pour toujours.

— T'es nul pour les énigmes, dit-il posément, presque tendrement.

Sa voix était douce, mélodieuse, mais Rory le soupçonnait de pouvoir adopter un ton sec et polaire, incisif et doucereux, calme et sournois – comme son père ou Gareth, qui étaient passés maître dans l'art d'adapter le timbre de leur voix selon les exigences qu'ils attendaient d'une situation. Samuel le faisait, inconsciemment. Et détestait ça.

— Pas tant que ça, haleta Rory en s'arrêtant à un mètre cinquante de lui, le souffle court. Zéro, cinq et onze pour le cinq novembre. Quinze, à quinze heures et K, pour KINƎTO.

Aris lui tournait le dos mais Rory vit son crâne se balancer en arrière, ses épaules se relâcher, ses lèvres se tendre. Il comprit que le jeune homme souriait.

— Par contre, je n'ai pas compris le reste.

Cette fois, son interlocuteur eut un mouvement de tête réprobateur.

— Tu mens, affirma-t-il d'une voix plus forte. Quelles sont tes motivations, Rory ? Pourquoi es-tu là ?

— Je ne mens pas ! Je n'ai pas cherché à te revoir !

À l'instant où ces mots franchirent la barrière de ses lèvres, Rory prit conscience de la mauvaise foi qui l'habitait et ses épaules s'affaissèrent comme une souche d'arbre balayée par le vent.

Je veux connaître tes motivations.

Le rictus d'Aris avait quelque chose de victorieux.

— Je veux comprendre ton fichu mot, rétorqua Rory, crevant d'impatience à l'idée de le foudroyer du regard.

— Donc, tu préfères comprendre trois phrases laissées sur un bout de papier plutôt que de comprendre l'étrange soirée de Samuel ?

Rory voulut répondre, mais les mots restèrent scotchés à son palais dans un borborygme mi-enragé, mi-peiné. D'une certaine façon, il avait raison. À la base, Rory était obnubilé à l'idée d'éclaircir la disparition de Samuel, les secrets qu'Aris et lui partageaient – et c'était toujours le cas ! Mais depuis, cet imbécile lui avait laissé un mot qui n'avait pas tardé à empoisonner chacune de ses pensées dans une toile d'araignée. Aristote choisit ce moment-là pour pivoter sur ses talons et lui faire face.

— Non, répondit faiblement Rory, en bredouillant. Non, tu m'as dit de ne pas m'en mêler !

Un large sourire incrédule découvrit les dents parfaitement alignées d'Aris, deux rangées blanches et féroces qui tranchaient sur sa peau caramel.

— T'es du genre à te mêler de tout, Rory, répliqua-t-il d'un ton qui le fit frissonner, sauf de ce que t'as sous le nez. Et tu sais pourquoi ? Parce que Gareth te l'a interdit, des années auparavant.

Rory haïssait l'entendre prononcer ce prénom avec cette intonation mielleuse.

— Gareth est mort ! s'exclama-t-il férocement.

Aristote fit claque sa langue comme pour le réprimander.

— Pas là-dedans, susurra-t-il en lui tapotant la tempe de son index. Tu ne t'en souviens vraiment pas ? Quelle mémoire sélective ! Tu oublies toujours ce que tu regrettes, Rory ?

Et Rory ne répondit pas, réduit au silence par ces paroles tranchantes, si froides de cruauté qu'il sentit son cœur rater un battement. Ils restèrent longuement à se toiser, à s'admirer, à se haïr ; puis Aristote lui tendit un bout de kraft plié en quatre et disparut sans plus lui adresser la parole.

DARK KINGWhere stories live. Discover now