12 : GRENIER

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EN DÉPOSANT LES photos sur le sol fissuré du garage – les clichés retournés face contre terre, dans la poussière – sept lettres se détachèrent du petit lot pour former sous les yeux d'Arthur et Rory un unique mot : GRENIER

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EN DÉPOSANT LES photos sur le sol fissuré du garage – les clichés retournés face contre terre, dans la poussière – sept lettres se détachèrent du petit lot pour former sous les yeux d'Arthur et Rory un unique mot : GRENIER. D'un bond, les deux garçons s'élancèrent à travers le garage pour rejoindre le vestibule d'une maison qui leur semblait davantage hantée à chaque pas. À l'image du Petit Poucet, Aristote avait délaissé sur son passage une panoplie de clichés qui conduisit leurs pas à l'étage.

— Ils ont presque l'air... saint d'esprit, lâcha Arty en décollant une photo du papier peint floral, stoïque.

À peine avait-il posé son regard sur le cliché que Rory s'en emparait d'un geste sec, ses yeux verts abritant une noirceur telle qu'ils semblèrent – pendant une brève seconde – d'un profond noir onyx.

— C'est vrai, admit-il dans un soupir.

Sur la photo : Saul d'un côté, Gareth de l'autre. Le premier resplendissait, couché sur un transat pour enfant et occupé à afficher son plus éblouissant sourire à la caméra ; une paire de rangées blanches étincelantes qui tranchaient de façon exquise contre sa peau légèrement brûlée par le soleil. Affublé d'un tablier blanc et d'un air désarmant, Gareth fourrageait dans la chevelure dorée de Saul.

— C'est une belle photo, répéta Rory.

Il le pensait, sincèrement. Gareth n'avait pas son masque de glace, ni cet air calculateur – non, le polaroïd n'avait capturé de cet homme que son insaisissable aura, sa grâce de prédateur, son charme indiscutable et l'esquisse d'un éclat de rire dont on ne souhaiterait qu'être le déclencheur.

— C'est un mensonge, reprit-il cependant. Une jolie photo pour un joli mensonge.

Rory se tordit sauvagement les doigts, le teint blafard.

— Arrête, gronda Arthur en lui giflant gentiment les phalanges. Tu vas finir par te les arracher.

Rory obtempéra à contrecœur, désemparé.

— Ça sent la catastrophe, tu trouves pas ?

Arty fit mine de humer l'atmosphère, incertain.

— Non, je... ah, attends ! Cette odeur ? Je l'ai dans le nez depuis un moment, j'y fais plus attention.

Rory fut secoué d'un bref éclat de rire qui lui réchauffa le cœur et attendrit ses pensées débridées.

— Je te suis jusqu'au grenier, fit Arthur en lui désignant une seconde cage d'escalier.

Ils quittèrent le palier – qui débouchait sur trois chambres et une salle de bain autrefois réservée à Gareth – pour s'engager dans l'escalier biscornu qui les fit atterrir dans la soupente. Le plafond étant relativement bas, Arthur avançait voûté.

— Tu vois, ça a ses avantages d'être petit, fit-il remarquer.

Son intonation ouvertement moqueuse arracha un grognement à Rory, dont les cheveux cuivrés frôlaient – et encore, à peine – la charpente poussiéreuse. Il n'avait jamais été très grand. Samuel l'avait toujours dépassé d'une tête.

— Je te souhaite une scoliose, ricana Rory alors qu'Arty courbait l'échine pour éviter une poutre.

Ils s'amusèrent à se chamailler et recouvrèrent brusquement leur sérieux quand Arthur trébucha sur un rocking-chair, se rattrapant de justesse à la capuche de Rory – qui s'étrangla par la même occasion – pour finalement pointer son doigt vers le plancher.

— Une marelle, énonça-t-il en s'accroupissant.

Ses doigts longèrent le contour crayeux qui s'étalait sur le sol.

— Quel putain de comédien, souffla-t-il en essuyant ses doigts poudreux sur son pantalon. Cette marelle, ça me dit un truc.

Arty se remit debout en s'appuyant sur l'accoudoir branlant du rocking-chair, époussetta ses vêtements avec cette extrême minutie qui d'ordinaire ennuyait clairement Samuel. Se fendit d'un sourire fade.

— Je visualise Saul, près de cette marelle. Mais j'ai pas l'impression d'y avoir passé beaucoup de temps.

Quand Arthur pivota pour interpeller Rory, celui-ci lui tournait le dos. Ses épaules étaient courbées, sa nuque lâche. Son regard, fixe. Soudainement, il fléchit les jambes et s'accroupit comme pour encaisser un choc violent.

— Parce qu'on a pas passé beaucoup de temps ici.

Cinquante sonnettes d'alarmes vrillèrent le crâne d'Arthur et il eut le sentiment que sa boîte crânienne rapetissait pour lui écraser la cervelle. Il fronça les sourcils, rejoignit Rory d'une démarche inquiète.

— Quoi ?

— Je me souviens, souffla Rory.

— Tu déconnes ? Comme ça, subitement ?

Rory eut un rire qui ne lui ressemblait pas : froid et grinçant, bref et torturé.

— Aristote n'a pas monté toute cette mascarade pour qu'au final, on ne se souvienne pas.

Arty grimaça. Se sentit stupide, complètement à côté de la plaque.

— Comment ça ?

— Il a fait cette énigme à la con pour nous inciter à réfléchir, pour raviver nos souvenirs, pour stimuler les zones de notre cerveau susceptibles de nous aider. Nous aider à nous rappeler. Mais... et si toute cette comédie n'aboutissait à rien ?

— Tu veux dire... si on ne se souvenait de rien, comme maintenant ? hasarda Arty, confus. Ça voudrait dire que tout ça...

Il écarta largement les bras comme pour englober l'ensemble de la situation.

— ... n'aurait servi à rien ?

À ce moment-là, Rory lui balança une boîte à chaussures en carton dans la poitrine – qu'Arthur ne réussit à réceptionner que par chance.

— C'est ce que je dis, répéta Rory d'une voix blanche, cassée. Aristote n'aurait jamais fait tout ça pour qu'au final, on ne se souvienne pas. Pour qu'au final, je ne m'en souvienne pas. Alors, il a anticipé. M'a rédigé le dénouement de cette histoire à la con.

Sur le couvercle de la boîte avait été colorié un arc-en-ciel – noyé sous une importante couche de paillettes argentées – et un papillon à l'aspect sinistre. Et, une phrase :

« le choix de Rory »

— Je me souviens, dit Rory.

Puis, il éclata en sanglots.

DARK KINGWhere stories live. Discover now