DRH

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« Écoutez Sylvie, je vous aime bien mais là ça ne va pas du tout. Vous manquez trop de... et puis vous êtes trop... enfin vous voyez !

Sylvie ne voyait pas, non. Son regard balaya furtivement son bureau et son ordinateur, tentant de comprendre ce que son chef pouvait bien lui reprocher. Il lui semblait bien que son travail était fait en temps et en heure, et sans erreurs. Et puis même si c'était le cas, c'était son chef, il saurait bien lui expliquer le problème s'il y en avait un, non ? Au lieu de sous-entendre l'évidence de ce qu'il était visiblement incapable de formuler.

Mais elle n'était embauchée que depuis deux semaines et elle demanda prudemment :

— Il y a un problème, monsieur ?

— Oui, il y a un problème ! Filez voir la DRH et réglez-moi ça.

— Mais...

— Troisième étage. Allez-y. Plus vite ce sera fait, mieux ça vaudra pour tout le monde. »

Ce nouveau travail commençait très fort. Sylvie avait été soulagée de trouver ce poste au sein d'une grande entreprise après seulement deux mois de chômage. Se retrouver sans emploi à 54 ans était terrifiant, même en ayant un CV aussi rempli que le sien. Mais les gens ici étaient étranges. Froids. Presque... éteints. Sylvie s'était donné du mal pour se faire accepter, et maintenant c'était son chef qui prenait la mouche ? Était-elle allée trop loin en ramenant des biscuits pour tout le service ? Biscuits auxquels personne n'avait touché, d'ailleurs. Visiblement ce genre d'initiative ne collait pas avec la non-ambiance de l'entreprise.

Elle n'eut aucun mal à trouver le bureau de la DRH et frappa timidement. Qu'est-ce qu'elle allait bien pouvoir lui dire ? Elle ne savait même pas pourquoi on l'envoyait là !

« Bonjour ! la salua la DRH en lui serrant chaleureusement la main. Sylvie Frappart, n'est-ce pas ? Je me souviens de votre embauche, c'est tout récent ! Comment allez-vous ? Je vous en prie, asseyez-vous !

Au moins, ça se présentait bien, même si elle ignorait le nom de son interlocutrice. Sur son bureau, une petite plaque indiquait Direction des Relations Humaines. C'était étrange, mais plus logique d'une certaine manière que le classique 'Direction des Ressources Humaines', une expression qui avait toujours donné froid dans le dos à Sylvie.

La directrice était jeune, dynamique, la mâchoire carrée et la coupe à la mode. Mais sympathique. En quelque sorte. Presque désespérée de paraitre sympathique. Ou peut-être était-ce Sylvie qui se faisait des idées. Sans doute.

— Alors, qu'est-ce qui vous amène ?

— Je... je ne sais pas exactement, mais mon chef estime que... qu'il y a quelque chose qui ne va pas, et il m'a envoyé ici... Écoutez, c'est ridicule, je suis sûre que vous avez beaucoup de travail et moi aussi, mais il n'arrive même pas à me formuler ce qu'il me reproche !

— Ah. Oui. Je vois. Déjà ?

— Déjà quoi ?

— Vous vous plaisez chez nous, Madame Frappart ? Je peux vous appeler Sylvie ?

— Je vous en prie. Et oui, c'est un excellent environnement de travail.

— Mais vos collègues sont un peu... distants, n'est-ce pas ?

— J'avoue... Est-ce que c'est de ma faute ? Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ?

— Oh, grands dieux, non, Sylvie ! Au contraire ! Vous êtes absolument charmante ! Je suis sûre que vous vous donnez du mal pour nouer des relations avec eux, n'est-ce pas ?

— Bien sûr ! C'est très important d'être sociable au travail, et je fais de mon mieux pour...

— Oui, oui, et c'est tout à votre honneur, mais Sylvie... vous avez été embauchée à la logistique.

— Heu... je ne vois pas où vous voulez en venir...

— Ici, au Département des Relations Humaines, on a besoin de beaucoup de capacités sociales. À l'accueil également. Sans oublier nos commerciaux ou notre service après-vente. Mais à la logistique, les relations humaines ne sont pas indispensables. Elles peuvent même être considérées comme une perte de temps. En tous cas par notre employeur. Donc...

— Attendez, on me reproche de parler avec mes collègues ? Mais c'est complètement fou ! Comment peut-on travailler si on ne se parle pas ?

— Avec bien plus d'efficacité, j'en ai peur. Les chiffres ne mentent pas sur la question. Croyez bien que je regrette d'en arriver là. J'essaye toujours de mettre des personnes très réservées dans ces services, et vous me paraissiez assez timide pour ne pas trop en souffrir...

— J'étais stressée par l'entretien, on ne m'a jamais parlé de rester absolument seule lors de mon futur travail !

— Ce qui est une erreur de notre part. De ma part. Un mauvais jugement, visiblement.

— Non, non, attendez, j'ai vraiment besoin de ce poste ! Je veux dire, j'aime vraiment travailler ici, je peux...

— Bien sûr, bien sûr, vous allez faire des efforts et vous adapter à notre fonctionnement, je n'en doute pas. Mais vous n'avez visiblement pas le caractère pour, donc je vais vous aider. Donnez-moi votre bras.

Elle prit une machine dans un tiroir, un gros cylindre noir doté d'un écran lumineux. Sylvie n'eut pas besoin de demander quel bras il fallait tendre. On lui avait greffé une puce pour sécuriser son entrée dans le bâtiment, allumer son ordinateur et garantir son accès à toutes les commodités de l'entreprise. Vous allez voir, lui avait dit le docteur, elle vous sera indispensable au quotidien...

La DRH murmura tout en réglant son engin :

— Alors, on va baisser le besoin de relations humaines de 80%... Quoique... Allez, on va essayer 60% dans un premier temps, pour que le changement ne soit pas trop brusque, et si vous vous sentez encore mal à l'aise vous reviendrez me voir, d'accord ?

Sylvie n'arrivait pas à y croire. Elle demanda, la gorge nouée :

— La... la puce peut vraiment faire ça ?

— Bien sûr. Et vous avez donné votre accord. Vous n'avez pas lu votre contrat ?

— Il... il était énorme...

— Et vous n'êtes pas une spécialiste. Je ne vous jette pas la pierre. De toute façon, c'est pour vous qu'on fait ça. Vous ne souffrirez plus d'être isolée au travail, je vous le garantis.

— Mais chez moi... Avec ma famille... Comment ça va...

— C'est pour ça qu'on va commencer par 60%.

Sylvie savait ce qu'il lui restait à faire, mais n'arrivait pas à tendre son bras. Elle n'avait encore jamais subi de modificateur de personnalité. 60%, ça lui semblait énorme.

— Sylvie, gronda légèrement la DRH. On doit tous faire des efforts. Regardez, moi j'ai une modification de sommeil. Ҫa fait cinq ans que je n'ai pas fermé l'œil. Et ça marche. Je suis efficace.

— Et si je promets de me conformer au... au code ? De ne plus essayer de bavarder, de rester concentrée uniquement sur mon travail ?

— Vous êtes sûre ? J'ai peur que vous en souffriez. Je n'ai pas envie que vous déclenchiez une dépression.

— Je suis sû...sûre. Je vous... je vous le promets.

— Et bien dans ce cas, faisons un essai.

La DRH rangea sa machine et adressa un sourire éclatant à Sylvie.

— Mais si ça ne va pas, promettez-moi de revenir me voir, d'accord ? C'est pour votre bien. Mieux vaut un petit réglage que de souffrir tous les jours de ne pas être à sa place !

— Je vous le promets. Au revoir. »

Sylvie fila aussi vite que la politesse le lui permettait.

La DRH soupira. Une baisse de capacités sociales, pour l'instant c'est elle qui en aurait le plus envie. Ҫa lui semblait plus correct de laisser les employés choisir. Mais un de ces jours, quelqu'un allait lui demander pourquoi il y avait aussi peu de modifiés sous sa responsabilité, et là...

Dieux qu'elle avait sommeil.

Idées folles et autres faribolesWhere stories live. Discover now