Hot Chocolate

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  Ma nuit de garde fut longue, mouvementée. Comme nous le redoutions, l'état du bébé Phillips s'est aggravé. Au petit matin, il est malgré tout en vie. J'aimerais cependant qu'Addison ne tarde pas trop. J'ai le sentiment que tout ce que je fais, tous les soins que je lui procure sont vains. C'est dur. Malheureusement ce sont des choses qui arrivent. C'est ça aussi, l'hôpital. Nous avons beau suer sang et eau pour nos patients, il arrive que nous ne fassions pas le poids. Pas le poids contre la maladie. Pas le poids contre la mort.
   En fin de matinée, Addison est là. En tenue bleu marine, lunettes sur le nez, maquillage parfait, elle entre dans la pièce. Les apparences sont trompeuses : elle n'est pas en forme. Je travaille depuis assez longtemps avec elle pour être consciente de ce genre de chose.

ADDISON. – Bonjour docteur Blanc.
MOI. – Docteur Shepherd.

   Voulant consulter le dossier, elle me confie son gobelet brûlant. Elle tourne les pages rapidement.

ADDISON. – Il est passé en bradicardie dans la nuit ?...
MOI. – Oui. A 04:00.
ADDISON. – Et depuis ?
MOI. – Ses constantes ne sont pas bonnes...

   Elle lève brièvement les yeux dans ma direction, soupirant. La mine défaite, elle referme le dossier.

ADDISON. – C'est bien ce qu'on craignait...
MOI. – Il ne s'en sortira pas ?
ADDISON. – Non.

   Ça fait mal. C'est difficile à encaisser, même après plusieurs années. Ce qui se dit est faux : on ne devient pas indifférent avec l'expérience. On ne s'habitue pas toujours à tout.
   Je rends son gobelet à ma titulaire, qui le porte à sa bouche.

ADDISON. – Il va falloir aller annoncer la nouvelle aux parents.
MOI. – Oui.
ADDISON. – Vous voulez bien préparer les papiers ?
MOI. – Oui, je m'en occupe. Allez leur parler, je vous rejoindrai.
ADDISON. – Ahem, je... Non, laissez tomber.

   J'ai bien vu qu'elle voulait que je vienne avec elle. Mais elle m'a tendu une magnifique perche qui va me permettre de m'exfiltrer. Elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même, sur ce coup-là. J'ai beau savoir qu'après tout, elle est humaine, il n'en reste pas moins que je ne suis pas son amie, et que ce n'est pas mon rôle de jouer les soutiens émotionnels. Je n'en ai pas la force. Pas aujourd'hui. Relations professionnelles, point final.
   Après une dizaine de minutes, documents en main, je rejoins ma titulaire auprès de la famille Phillips.

MOI, tendant les papiers à Addison tout en regardant les Phillips. – Bonjour...
ADDISON, les feuilletant rapidement. – Bien... Monsieur et madame Phillips, voici les documents que vous allez devoir signer afin de... de mettre un terme aux soins de votre fils.

   Les traits tirés par l'émotion, ils nous lancent des regards anéantis.

MOI. – Je suis navrée que nous n'ayons pas eu de meilleures nouvelles à vous annoncer...
MME. PHILLIPS. – On s'y attendait, docteur Blanc.
M. PHILLIPS. – Vous avez fait ce que vous pouviez... Et on vous est déjà très reconnaissants pour ça.
MME. PHILLIPS. – Si vous et le docteur Shepherd n'aviez pas été là, on n'aurait pas pu avoir la chance de partager ces quelques moments avec lui, bien qu'infimes...
ADDISON. – Blanc, je peux vous laisser un instant ? Derek m'attend et...
MOI. – Allez-y, ne vous inquiétez pas. Je connais la marche à suivre.

   La marche à suivre pour laisser le patient mourir. J'aurais pu dire qu'elle a trouvé l'excuse parfaite pour se défiler, mais je n'aime pas être de mauvaise foi. Ce qu'elle a dit est vrai. La thérapie conjugale l'attend. A titre personnel, je ne sais vraiment pas ce qu'elle fout encore avec lui, mais enfin, c'est son choix. Si elle veut continuer à se détruire, à se pourrir l'existence indéfiniment, c'est son problème, pas le mien.
   Une fois la paperasse signée, le dossier clos, je conduis monsieur et madame Phillips en réa néonat. La femme fond en larmes en entrant dans la pièce. Penché au-dessus de la couveuse, le mari blêmit.

MOI. – Est-ce que vous souhaitez que je vous laisse un moment avant qu'on commence ?
M. PHILLIPS. – S'il vous plaît, oui.
MOI. – Pas de problème. Je reviens dans cinq minutes.
M. PHILLIPS, saisissant la main de sa femme. – Merci, docteur Blanc.

   Je sors et passe aux toilettes. J'y croise Meredith.

MEREDITH. – Alors ? Satan n'est pas avec toi ?
MOI. – Tu sais bien où elle est...
MEREDITH. – Ah oui, c'est vrai : en train de recoller les morceaux avec mon McDreamy, pour pouvoir par la suite vivre ma McLife.
MOI. – Meredith...
MEREDITH. – Quoi ? Qu'est-ce qui y a ?
MOI. – Tu le récupèreras, ton McDreamy, parti comme c'est parti...
MEREDITH. – Et comment tu peux en être aussi sûre ?
MOI. – Ils font tous les deux des efforts surhumains pour ne jamais se croiser. Alors j'ose pas imaginer ce que ça donne en privé, mais si tu veux mon avis, ça va pas faire long feu...

   Elle hausse les sourcils en se séchant les mains. Je regarde ma montre. Je dois rejoindre les Phillips.

MOI. – Je te laisse. Il faut que j'aille tuer un bébé.
MEREDITH, cynique. – Génial. Bon courage.
MOI. – Allez, salut.

   Je quitte les lieux et retourne là où l'on m'attend.

MOI. – Vous êtes prets ?

   Ils opinent sans conviction, les yeux embués de larmes.

MOI. – Bien. On va commencer.

   J'arrête les machines une à une, jusqu'à entendre le bip lent du moniteur. Je le coupe rapidement aussi.

MOI. – Heure du décès : 10:02.

   C'est dur. Ce qui fait le plus de peine, c'est de les voir s'effondrer. Les familles. J'en viens presque à envier Addison... Je donnerais beaucoup pour être ailleurs. Enfin non, je donnerais surtout beaucoup pour que tous nos patients s'en sortent, pour qu'il n'y ait plus de tragédies. Malheureusement, c'est quelque chose qui restera à l'état de chimère.
   Blindée, je tâche de reprendre ma journée comme si rien ne s'était passé. J'enchaîne les interventions en solo, Addison étant aux abonnés absents. Elle refait surface alors que je m'apprête à rentrer, et me rejoint au bureau des infirmières tandis que je leur confie les dossiers pour la nuit. Ma titulaire pose un gobelet devant moi et me lance un regard que je ne parviens pas à interpréter.

ADDISON. – Comment ça s'est passé ?
MOI. – Comme ça se passe à chaque fois, docteur Shepherd...

   Regard fuyant. Voyant bien que je ne suis pas ouverte à la discussion, elle tourne les talons et fait mine de partir.

MOI. – Docteur Shepherd ! Vous oubliez votre gobelet.

   Je le lui tends. Elle le refuse.

ADDISON. – Oh, non. Buvez-le : je l'ai pris pour vous. J'ai pensé que ça vous ferait du bien, après cette garde...
MOI. – Qu'est-ce qu'il y a, dedans ?
ADDISON, esquissant un sourire poli. – Du chocolat chaud.

   Son grigri. Il ne manquait plus que ça. Je déteste quand elle fait ça : essayer de me mettre dans sa poche quand je suis vulnérable. Elle n'arrive pas à comprendre que je n'ai pas envie d'être son amie. Que je ne l'aime pas. Nous sommes collègues. C'est tout. Ni plus, ni moins. En plus, j'ai horreur du chocolat chaud.

MOI. – Ahem, je... C'est gentil, docteur Shepherd... Mais je...
ADDISON, agacée. – Mais vous quoi, Blanc ?!
MOI, lui lançant un regard froid. –... Je déteste ça.

   Elle se calme instantanément, plutôt surprise. Son visage s'adoucit lorsque je pose des yeux épuisés sur elle.

ADDISON. – Oh, hum... Je pensais que vous aimiez ça. Je suis désolée.
MOI. – Ce n'est pas grave. Tenez, gardez-le pour vous. Il est encore chaud.

I'm in Love with Satan | EN PAUSEWhere stories live. Discover now