I- Briser la chrysalide

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France,

Mai 1620

Demeure des Farells

    Le bruissement des feuilles de papier, puissamment parfumées à l'encre. La quiétude des lieux. La chaleur d'un feu de cheminée qui réchauffe tous les pores de ma peau. Je soupire de bien-être. La bibliothèque est mon refuge. Le seul endroit où je peux me permettre d'être moi quelques instants. Ces maigres minutes que je vole à la vie afin de me retrouver. Accoudée sur un fauteuil tendu de soie couleur anis je m'étire comme un chat, un sourire béat au coin de mes lèvres. Empêtrée dans une robe d'apparat rouge grenade je manque de m'étaler au sol dans un mouvement loin d'être gracieux. Mes journées sont mornes et ennuyantes. Recluse dans une demeure campagnarde loin des festivités de la cours de Versailles. Protégée. Sereine. Jouant un rôle dans ma propre existence.

    Je repose le livre de conte de fée que je relis pour la centième fois sur la table en bois marqueté, soudain lasse. Je me donne l'impression d'être prisonnière de mon propre corps. En proie à des idées sombres, je me redresse prestement et déambule dans les allées débordantes de milles et uns ouvrages incroyables. Ils relatent tous des péripéties extraordinaires. Parlent de rêves et de liberté alors que moi j'en suis privée. J'ai beau être une noble je ne peux pas agir à ma guise après tout je reste une femme. Parfois j'ai la sensation d'être née à la mauvaise époque. Celle ou être de sexe féminin vous rend inférieur et sans importance. Celle ou vous n'êtes pas plus intéressante qu'un vulgaire objet dont on dispose à sa guise.    

    Alors que mes talons claquent sur le sol en bois, je laisse mes doigts parcourir les ouvrages d'un air distrait. Si seulement on m'offrait l'opportunité d'agir. De prouver ce que je vaux. Mais ma mère ne me laisserait jamais participer à une soirée mondaine. Je suis bien trop fragile selon elle. Evidemment elle est persuadée que je vais me briser si le vent se met à souffler trop fort. Elle s'absente souvent pour de mystérieuses raisons et laisse de nombreux précepteurs se charger de mon éducation. Violon, harpe, piano, cours de danse, maintient. Tant de matières qui occupent mes journées et dont je n'ai que faire. L'art et la manière de se tenir et de se comporter sont d'un profond ennuie. 

    Heureusement je peux m'offrir ces quelques instants de répit, barricadée derrière les lourdes portes ciselées par des orfèvres hors pairs qui ont retracé certaines aventures des plus anciens héros, de certaines divinités grecques bien que cela soit interdit ou déconseillé par le clergé. Je ne devrais même pas savoir lire si on les écoutait. 

    Mes pieds sont meurtris à cause de ces escarpins qui me compriment. Je jette un rapide coup d'œil autour de moi pour m'assurer d'être la seule âme qui vive dans les parages. Rassurée, je les retire vivement d'un coup de pied. Délestée de cette entrave je remue le bout de mes orteils en souriant. Il n'y a personne pour me juger ni me réprimander. Gênée d'être vêtue si luxueusement je commence à délasser mon corset après m'être contorsionnée dans tous les sens. Tout le monde pense que je suis incapable de me vêtir seule ou même de choisir mes habits. Mais ils ont tort. Dans des moments comme celui-ci protégée par les murs de ma bibliothèque préférée je me laisse aller. Je sais que mes instructeurs se délassent dans d'autres pièces et ne penseront jamais à venir me chercher ici, ils me prennent pour une pauvre idiote qui ne fait qu'obéir aux ordres sans aucune intelligence ou talent quelconque. Je me suis personnellement assurée d'entretenir cette opinion qu'ils ont sur moi. Plus je serais discrète et plus je pourrais agir à ma guise. Même si c'est dans l'ombre.

    J'ai mis du temps à le comprendre mais maintenant je ne laisserais plus jamais un tel accident se produire. Je ne peux même plus songer à cette période de ma vie où je n'avais qu'un unique objectif me démarquer et prouver à ma mère tout ce dont j'étais capable sans sentir la bile me remonter dans la gorge. Être digne d'intérêt est parfois la pire chose qui puisse vous arriver. Je peux l'assurer. 

Sapphire ImmortalityWhere stories live. Discover now