Mercredi 17 octobre : 17H02

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Mercredi 17 octobre : 17H02 :

Mon rideau blanc laisse filtrer quelques rayons dans la pièce, l'illuminant d'une lumière naturelle. Par moments, je crois apercevoir des arcs-en-ciel, mais je ne suis jamais sûre de s'ils sont réels. Assise sur mon chevalet, je fixe ma toile encore blanche. D'habitude, elle ne reste immaculée guère longtemps. Pourtant, cet après-midi, je ne sais pas quoi peindre. Je reste immobile, la main tenant mon pinceau levé, en face de mon tableau dénué de couleurs et de formes. J'avais attaché mes cheveux châtains en un chignon las quelques minutes plus tôt, afin éviter que des mèches viennent tomber devant mes yeux pendant que je peins. Je crois bien que c'était inutile pour aujourd'hui. Ces mèches folles ne cessent de me cacher la vue.
Je finis par reposer mon pinceau sur ma palette de peintures, remplie de couleurs, toutes plus vives les unes que les autres. Ce n'est pas aujourd'hui que je peindrais. Je ferme mes paupières, mes cils caressant doucement mes joues. Je tente de trouver une quelconque inspiration dans le torrent de mes pensées. Je n'arrive pas à me concentrer. J'inspire avant de souffler d'une grande expiration. Vider mes poumons. Vider ma tête. L'inspiration ne vient pas. Les yeux toujours fermés, j'écoute les bruits autour de moi. J'oblige mon oreille a être attentive, à percevoir ce que les autres n'entendent pas.
Il y a d'abord le son d'une musique classique provenant du tourne-disque de grand-père. Je ne retiendrai probablement jamais les noms des compositeurs des disques de Papi. Ici, je crois que c'est Beethoven. Mais comme je l'ai dit, rien n'est sûr avec moi.
Je me concentre à présent sur des plus petits bruits. J'entends le feulement de mon chat, Calypso, en hommage à la célèbre nymphe. C'est maman qui a choisi le nom, pour avoir une « amie artiste », comme elle dit. J'entends aussi le bruit des voitures sous ma fenêtre. Les klaxons qui s'agitent. Le bourdonnement de la foule.
J'habite dans un appartement, dans une de ces rues très fréquentées de Marseille, et plus précisément, dans le quatrième arrondissement.
Je finis par entendre ma mère crier qu'elle n'a plus de lait et qu'elle va devoir en racheter. Elle peste. J'ouvre mes paupières, fixant à nouveau ma toile blanche. Je ne trouverais pas l'inspiration ici. Je me redresse, jetant un coup d'œil à ma chambre. C'est un vrai capharnaüm. Les draps rayés de mon lit sont à moitié défaits. Les murs, peints en jaune se font vieillissants. J'avais choisi cette couleur lorsque j'étais petite. Pour moi, le jaune est une couleur qui inspire la joie. Papa m'avait aidé à peindre ces murs, mais ça, c'était avant qu'il ne parte. Avant qu'il nous abandonne. Je me souviens l'avoir taché avec mon pinceau, et au lieu de me crier dessus, il avait ri et m'avait peint le bout du nez. Après ça, nous avions entamé une bataille de peinture jusqu'à ce que Maman ne rentre dans ma chambre et s'écrie « mais c'est quoi ce bordel ? » avant d'éclater de rire à son tour en nous voyant couverts de peinture jaune. C'était la bonne époque. C'était quand il était encore là.

Mon attention se tourne à présent sur mon bureau recouvert d'une pile de livres et de bombes de peinture. Je tourne la tête, cette fois vers mon placard en bois, mon cher vieux meuble qui garde mes vêtements. Puis, je regarde une dernière fois ma fenêtre et son rideau blanc. Juste en dessous de celle-ci, se trouve un radiateur datant probablement des années 80. Sur le même mur que la fenêtre et que le radiateur, il y a des dessins que j'ai fait au marqueur. Si un jour on vend, il faudra repeindre, répète sans cesse Maman.

Je sors de ma chambre, mes pieds foulant le sol jusqu'au salon. Maman est assise sur le canapé, une télécommande à la main. Elle recherche un programme qui lui plairait. C'est rare qu'elle se pose ainsi, même pour deux minutes. Elle lève la tête quand elle me voit entrer, souriant de toutes ses dents. Maman a les dents du bonheur. J'aime bien cette caractéristique chez elle. Ça la rend différente. Une jolie femme brune, ses cheveux beaucoup plus longs que les miens. Ils lui arrivent mi-taille, tandis que les miens peinent à m'arriver aux épaules. Ses yeux noisettes en amande respirent toujours la joie de vivre. J'ai hérité de la forme de ses yeux, mais pas de leur couleur. Les miens sont d'un bleu azur, comme ceux de Papa. À part cela, on me dit souvent que je suis le portrait craché de ma mère, mes tâches de rousseur en plus.

- Chérie, tu sors ?

- Oui, Maman. J'ai entendu que tu avais besoin de lait, alors je vais t'en chercher...

- Oh, c'est gentil chérie, merci. Il y a un peu de monnaie sur le meuble de l'entrée. Ça devrait suffire.

Je hoche la tête, attrapant ma veste en jean posée sur le canapé, avant de me diriger vers l'entrée. Je prends les quelques pièces qui traînent, les fourrant dans les poches de ma veste avant d'ouvrir la porte et de sortir de notre appartement. Nous vivons au dernier étage, sans ascenseur. Je dévale donc les escaliers, quatre à quatre. Je pousse la porte de l'immeuble, appréciant l'air frais me caresser le visage. Mes pieds marchent sur l'asphalte de la rue. Je m'avance, souriant aux passants. Quelques-uns me rendent un sourire, d'autres m'ignorent royalement. Le monde est si terne, si gris. Alors, je l'imagine avec d'autres couleurs. Parce que, c'est toujours plus facile d'imaginer que d'affronter la réalité. J'observe le monde sous mes yeux. Une petite fille habillée en vert donne la main à sa mère au téléphone. Deux garçons adolescents discutent dans un coin. Un groupe de filles de mon lycée passe. Elles doivent faire les boutiques. J'aperçois plus loin un homme assis sur un banc. Il paraît âgé, observant l'animation de la rue d'un regard envieux. Il aimerait être à notre place, savourer encore un peu notre jeunesse insouciante.

Je marche encore un peu atteignant enfin une épicerie. Je fonce directement au rayon laitier, observant les différentes bouteilles. Ma mère ne prend jamais du lait de vache, car elle juge qu'il y a beaucoup trop d'hormones de croissance dedans, et par conséquent, que c'est mauvais pour la santé. Je ne bois pas de lait de mon côté, alors, affaire réglée. Encore plongée dans mes pensées, une voix grave et modulée m'interrompt :

- Je ne pensais pas que le rayon produits laitiers pouvait être aussi intéressant...

Je me retourne vers cette voix, chaude et rauque. Un timbre agréable. Les joues rouges, je souris. Je découvre alors un garçon d'environ mon âge, des cheveux bruns foncés et des yeux marrons. Ces yeux m'obsèdent. Ils ne sont pas couleurs chocolats. Ils ont une nuance plus exotique, plus onctueuse.
Mais, à cause des néons blancs de l'épicerie, son teint paraît blafard. J'ai l'impression de l'avoir déjà vu, quelque part... Je cherche un signe distinctif chez lui, qui pourrait m'aider à savoir d'où je le connais. Le jeune homme possède une mâchoire carrée et de fines lèvres. Je remarque qu'il a une petite cicatrice à l'arcade de son œil gauche. Sur sa chemise à l'effigie de l'épicerie, je peux y lire son badge où est inscrit un prénom : « Cindy ». J'arque un sourcil, surprise. Puis, je détourne mon regard vers les différentes briques de lait, comme les briques de soja, d'amandes ou de noix de coco. Je ne veux pas qu'il pense que je suis opportune à l'observer de façon détaillée.

- Je cherchais une bouteille, dis-je avant d'attraper une brique de lait d'amandes.

- Je vois ça, rit-il.

Je souris un peu plus avant de regarder une dernière fois son badge. Le jeune homme sourit et demande ensuite :

- Quel est ton nom, jeune demoiselle ?

Amusant, mais je ne suis pas d'humeur à parler. La toile blanche me frustre plus que je ne l'aurais cru.

- Claire, je réponds machinalement, avant de commencer à me diriger vers la caisse.

Il me suit, passant derrière le comptoir. Le jeune homme tapote sur l'écran avant de passer mon article sur un scanner. Il m'indique un prix et je lui tends mes quelques pièces. Tandis qu'il m'encaisse et qu'il me rend la monnaie, « Cindy » lance :

- Au fait, mon prénom ce n'est pas Cindy...

Je ne l'écoute pas, ou alors que très brièvement, perdue dans mon monde. Je m'éloigne doucement parcourant en sens inverse la rue. Je revois le vieux monsieur assis sur son banc, toujours là à observer les passants. J'entends des oiseaux chanter une douce mélodie. Et puis, en passant devant la boulangerie du quartier, une odeur de pain chaud vient embuer mes narines. Je lève ensuite mes yeux vers le ciel, observant cette étendue et sa belle couleur, semblable aux lapis-lazuli. J'observe aussi les nuages. Ces barbes à papa en orbite, qui sont, d'un point de vue scientifique, des amas de fines particules d'eau en suspension dans l'atmosphère grâce au mouvement ascendant de l'air. Du point de vue d'un artiste et donc, de mon point de vue, les nuages sont des nuages de poésie. Notre inconscient imagine des formes dans ces fabuleuses barbes-à-papa. Les scientifiques appellent cela la pataphysique. J'appelle cela une métaphore poétique.

Les songes éternelsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant