11. Prescription

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Le docteur Elwood tirait distraitement sur un fil qui dépassait d'un bouton de sa blouse grise, qui devait être blanche autrefois. Une feuille était posée devant lui, sur son bureau ; cette feuille était recouverte d'une multitude de lettres, de chiffres, de symboles scientifiques... Les cheveux du cinquantenaire demeuraient hérissés et décoiffés.

Durant une heure entière, il avait fait passer des tests à Anna ; elle lui avait tout d'abord raconté les symptômes de la Bulle, puis elle lui avait conté son passé chaotique dans sa famille d'accueil. Anna avait eu l'excellente idée de ramener avec elle l'échantillon de substance noire qui s'était écoulée de ses poignets, qu'Elwood avait pu étudier.

- Bon, annonça enfin le docteur. Nous allons récapituler.

Il se saisit de ses notes, son regard parcourut les mots écrits à l'encre bleue. Il inspira une grosse bouffée d'air, puis débita d'un seul coup :

- Endormissement sur une durée indéterminée, de façon totalement irrégulière. Paralysie externe avec effets physiques. Vous entendez des voix, un peu comme de la schizophrénie.

Il se leva, contourna son grand bureau et se dirigea vers son microscope. La substance noire était encore posée là. Il prit le bécher avec précaution et le montra à Anna.

- Savez-vous ce que c'est, my lady ? demanda-t-il.

- On dirait du goudron.

Le docteur émit un petit ricanement, puis continua son explication :

- Ceci est de l'amadorphine. C'est du sang, précisa-t-il en voyant l'air déconfit de la jeune femme. Plus précisément la dernière phase du sang.

- Je ne suis pas sûre de tout comprendre, bredouilla Anna.

- Voyez-vous, quand une personne meure, son sang arrête de circuler dans son corps. Il reste donc très longtemps dans les cavités prévues à cet effet. La phase terminale du sang dans les cadavres est une substance noire, ayant la texture du goudron.

- Où voulez-vous en venir ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

- My lady, pour l'instant, je ne tire aucune conclusion. Vous êtes un cas unique.

Il se rassit dans son fauteuil. Il triturait ses ongles en regardant la jeune femme. Cette dernière ne savait pas trop où se mettre ; Enrique l'attendait dans la salle d'attente miteuse depuis plus d'une heure, assis sur une chaise de métal grinçante. Elle devait ensuite rejoindre Atara pour avancer sur l'enquête. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre son temps ainsi, dans un bureau sale avec un fou.

- Connaissez-vous le syndrome d'Elwood, my lady ?

- Très légèrement, je sais juste que vous avez eu l'honneur de découvrir cette maladie.

- Je me permets de vous apprendre une petite chose : donner son nom à une maladie mortelle est tout sauf un compliment. Vous pensez que James Parkinson était heureux quand son nom de famille a été donné à cette effroyable maladie ?

Son visage était devenu grave, il n'était plus recroquevillé dans son fauteuil ; ses yeux noirs ne louchaient plus. Elwood semblait avoir perdu sa douce folie. La jeune femme s'aperçut qu'elle avait gaffé. Elle allait marmonner quelques excuses, mais le docteur la devança :

- Oui, le syndrome d'Elwood est mortel. Il se présente en quatre phases, qui elles-mêmes s'étendent sur deux années presque complètes. Au tout début, le sujet devient mentalement absent : il n'entend pas ce qu'on lui dit, il ne réagit pas. Sur des périodes indéterminées.

« Ensuite, il se prend pour une autre personne. Il veut lui ressembler autant physiquement que mentalement. Une fois, j'ai rencontré une personne qui pensait être Grégory Cuilleron, un cuisinier français. Rien de grave à première vue, mais ce cuisinier ne possède qu'un bras. Mon patient a essayé de se couper le bras pour devenir cet homme. C'est assez effroyable à voir. C'est une sorte de parallèle à la schizophrénie.

La troisième transformation est physique : les os grandissent et transpercent peu à peu la peau de la malheureuse victime. Les ligaments ne supportent plus le poids des os et se brisent. Je pense que c'est la phase qui doit être la plus douloureuse pour le sujet.

Enfin, ceux qui meurent d'un organe perforé par un os sont les plus chanceux de cette ultime étape. Le plus souvent, la mobilité du corps s'arrête, le sujet perd ses sens ; mais le cœur et le cerveau continuent de fonctionner. Ce n'est plus qu'une demi-vie.

Alors si vous pensez que je suis flatté d'avoir découvert cette arme redoutable, c'est que quelque chose ne tourne pas rond chez vous. »

Anna cherchait ses mots, pour s'excuser, mais aussi pour manifester son horreur après avoir entendu. Mais encore une fois, Elwood ne lui laissa pas le temps de répondre.

- Vous n'avez jamais été atteinte de narcolepsie ? demanda-t-il, comme si rien ne s'était passé.

- Mon père adoptif le pensait, mais nous avons été vérifier chez un spécialiste, qui a nié cet hypothèse.

- D'accord... J'ai une dernière expérience vous proposer. Mais si vous ne voulez pas la faire, je comprendrai parfaitement.

La jeune femme fronça ses sourcils bruns une énième fois. Perplexe, elle se demandait pourquoi Elwood se tordait nerveusement les mains en lui faisant cette proposition.

- Et comment se déroule la procédure ? demanda-t-elle, suspicieuse.

- Je vais utiliser cet instrument pour toucher un nerf extérieur de votre crâne, lui répondit-il en désignant un outil fin et à l'allure meurtrière. C'est le seul nerf qui est accessible sans opération pour vous ouvrir le crâne.

- Et à quoi sert ce nerf ?

Il lui désigna la reproduction du cerveau humain qui se trouvait sur son bureau et posa son maigre index sur le côté, près de l'oreille gauche.

- Ici, le nerf mémorio-neuronal. Il permet de vous faire revivre un infime moment du passé. Ne bougez surtout pas.

Le docteur s'approcha rapidement de Mary, qui eu un mouvement de recul. Il lui attrapa la nuque et elle sentit la froideur glaciale de l'instrument de métal contre le sommet de son crâne.

- Attendez ! cria-t-elle. Je n'ai pas dit que j'étais d'accord pour...

Sa parole s'évanouit en même temps que ses yeux se fermèrent.




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