Chapitre 1 : kidnapping

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Dans une rue tranquille, un jeune homme fume, toute son attention apparemment concentrée sur le bout rougeoyant de sa cigarette. Devant lui passe un drone de la police métropolitaine, des insultes sont taguées au fluo sur ses propulseurs mais tous ses voyants sont opérationnels – c'est un quartier relativement aisé par ici. Le garçon a entre quinze et vingt ans et il se fond si naturellement dans le décor que c'est à peine si l'intelligence artificielle du drone le remarque. Il n'est pas camouflé comme quelqu'un qui essayerait de dissimuler sa présence, ce qui aurait provoqué un décalage suspect entre les capteurs thermiques et optiques du drone et déclencherait l'alerte. Il a juste une façon de se tenir, de se comporter, qui indique de façon parfaitement claire qu'il est à sa place naturelle. Le trottoir a été créé pour qu'il le foule, la cigarette pour qu'il la fume, le panneau publicitaire pour qu'il s'appuie négligemment dessus.

La caméra du drone envoie toutes ces informations au central qui valide sa première analyse : "rien à signaler". La machine poursuit son chemin. Le jeune homme éteint sa cigarette – il déteste fumer – et reprend sa route. Il appartient au décor et les gens qui s'écartent poliment pour le laisser passer oublieront dans moins d'une minute qu'ils ont croisé quelqu'un.

Lorsqu'il entre dans la banque, sa stature, sa façon de bouger changent imperceptiblement. Il a toujours l'air anodin de quelqu'un de parfaitement à sa place. Mais à présent on peut lire dans certains de ses gestes que cette attitude naturelle cache un fauve sur le qui-vive. L'homme sait que ses complices l'observent et il sait leur montrer à eux, et à eux seulement, qu'il est bien un dur. Il ne veut surtout pas que les autres se posent des questions sur sa présence. Lui s'en pose suffisamment.

La vingtaine de clients fait patiemment la queue en attendant leur tour de faire reconnaître leur iris et avoir accès aux salles sécurisées d'où ils pourront effectuer leurs transactions en tout anonymat. Il y a longtemps qu'on ne trouve plus d'argent dans les banques et aucun élément informatique vital n'est stocké dans un endroit auquel le public aurait accès. Braquer une banque qui n'est pas virtuelle ne sert à rien. Leur cible est un kidnapping.

La femme est facile à trouver, bien qu'elle ait cherché à camoufler son visage sous des lunettes holo et un chapeau à bords tombant. Des trucs bien connus de la jet-set qui ne trompent pas même le plus novice des paparrazzis, et au contraire la font se détacher de la foule. Elle est grande et n'a pas peur de rehausser encore sa taille par de hauts talons, son beau visage est marqué par une expression un peu trop dure pour quelqu'un qui fait simplement la queue. Le garçon est immédiatement convaincu que c'est bien leur cible qu'il a sous les yeux et pas un sosie, mais il attend la validation de ses complices. Enfin elle se penche pour se soumettre à l'analyse d'iris qui lui permettra d'accéder à ses comptes.

Piratant le programme d'analyse, une des complices du garçon lui envoit rapidement la confirmation : c'est bien elle. Lynn Derlan, 44 ans, mariée, mère de trois enfants, propriétaire du fond d'investissement Maggs et actionnaire de différentes holdings plus ou moins incestueuses. Elle pèse plusieurs milliards de crédits, il y aura bien moyen de la revendre pour quelques millions.

Ne reste plus qu'à se mettre au travail. Le rôle du jeune homme est de l'entrainer dans un endroit discret d'où ses complices pourront l'enlever sans risque, sans utiliser la moindre violence. Maintenant qu'il l'a vue, le jeune homme n'a aucun doute sur ses chances de réussir. Lynn Derlan est peut-être un requin impitoyable dans le monde des affaires, mais il est sûr que c'est une romantique dans sa vie privée. Il le sent. Il l'aura facilement.

Il change encore. Rien de très flamboyant, mais cette fois un examen consciencieux ne décèlerait pas en lui un type parfaitement normal dans un univers parfaitement normal, mais un adolescent blessé par la vie qui attend patiemment le coup de grâce. Son regard se perd dans une rêverie intérieure. Il s'avance au moment où sa cible sort et la heurte, puis il se retourne, met ses deux mains devant sa bouche dans une attitude d'excuse enfantine, écarquille de grands yeux innocents et dit : « Oh, pardon ! ». Lynn lui fait signe que ce n'est rien, que tout va bien. Il lui sourit alors, pas un sourire charmeur mais un sourire charmant, laissant apparaître le côté "j'ai l'habitude d'être blessé mais je reste ouvert à la vie" qu'il s'est fabriqué de toutes pièces. Le meilleur moyen pour qu'elle le suive, c'est de la laisser en apparence maîtresse de chacune de ses décisions.

Il ignore comment il sait quelle attitude provoquera à coup sûr la réaction qu'il désire, mais il le sait, cette certitude résonne en lui comme un instinct puissant et c'est grisant de se laisser aller à cet instinct. C'est pour ce talent qu'on l'a engagé et on a eu raison. Elle commence à lui poser des questions, il lui répond timidement, avec toujours une voix très douce. Tout à fait le genre d'oisillon qu'elle aime prendre sous son aile protectrice. Ils continuent à parler dans la rue. Enfin le jeune homme lui avoue, dans un souffle, qu'il s'est enfuit de chez lui.

"Et tu n'as nulle part où aller ?

— Non... je... j'imagine qu'il va bien falloir que je trouve, n'est-ce pas ? D'une manière ou d'une autre. Au pire, si je dors dehors quelques jours, ce n'est pas bien grave. Je vais m'en sortir, ne vous inquiétez pas pour moi.

Jouer la personne fragile qui joue mal la personne brave, facile, tellement facile. C'en est presque inquiétant. Le jeune homme a l'impression de hurler qu'il est en train de mentir, en créant deux couches de personnalité il ne se sent pas assez protégé. Il fignole, ajoute de l'orgueil à son personnage, s'invente un humour un peu provocant, sourit et rit de lui-même comme s'il était désabusé par sa propre naïveté. Dans son oreillette, ses complices s'impatientent, mais il les ignore. C'est lui le pro. Un bon mensonge est une question de rythme, il doit tomber parfaitement juste et il est hors de question de se presser. Ils ont le temps.

Lynn insiste :

— Tu as de l'argent ? Un travail ? Des amis ?

— Je... j'ai ce qu'il faut, ne vous inquiétez pas. Je suis désolé, je ne voulais pas... je ne vous demande rien, on ne se connait pas, c'est déjà très gentil de vous faire du souci pour moi, mais je ne veux pas aller pleurer sur l'épaule d'une inconnue. Je vais me débrouiller. Vraiment.

Il fait demi-tour. Un autre drone de police passe, et c'est avec un mouvement parfaitement naturel que le jeune homme tourne la tête lorsque Lynn l'interpelle. Ils ont déjà son visage, mais il ne fait rien de mal. C'est ça, le truc.

— Ne soit pas ridicule ! Ça ne me coûte rien de t'aider !

— Je n'ai pas besoin de votre pitié !

— Tu ne comprends pas, je... Je t'en prie, laisse-moi t'aider. Je ne supporterai pas de te laisser dehors sans savoir ce qui va t'arriver.

Le jeune homme se mord la lèvre, pris dans les affres de l'indécision, il s'agite et tourne nerveusement en rond avant de se décider :

— Très bien. Je vous propose un marché. Je suis parti avec une vieille moto, elle ne vaut pas grand chose mais... si vous me la rachetez, ça m'aiderait. Et comme ça, on serait quitte. Qu'est-ce que vous en dites ?

Lynn lui sourit, elle apprécie ce moyen détourné qu'a le garçon de ménager sa fierté, ça colle à ses propres valeurs d'indépendance. Bien sûr, elle accepte sans mal de le suivre jusqu'à ce parking.

Le jeune homme n'a plus ensuite qu'à envoyer sa cible directement dans les bras de ses ravisseurs.

« Bien joué Félix ! ricane le chauffeur, ravi de la facilité avec laquelle le plan a été exécuté.

Tout le monde dans la bande l'appelle Félix. Ce n'est pas son vrai nom.

— Qu'est-ce que vous allez en faire ? demande-t-il négligemment.

— T'inquiète pas pour ça. On va en prendre bien soin. »

Pour le moment, Lynn Delran dort du sommeil du juste. Ils l'ont droguée et mise dans une voiture qu'ils doivent supposer discrète – sauf qu'aucune voiture de dépanneur n'est aussi puissante ni aussi propre. Le médecin de la bande, qui semble aussi la diriger, sort les crédits de Félix tandis que la pirate informatique surveille la prisonnière endormie. Le chauffeur surveille les alentours, jouant négligemment avec les clés du véhicule. Le jeune homme se dit qu'il pourrait facilement lui arracher les clés des mains, se jeter dans la voiture et s'enfuir avec Lynn. On attend de lui qu'il remplisse gentiment sa part du marché et s'en aille. Mais qu'est-ce qui l'empêche de jouer pour son intérêt personnel ?

En fait, rien ne l'en empêche.

Quitte ou double (version roman NaNoWriMo2019)Opowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz