14. Filiations (1).

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Le marbré spectral d'un ciel nuageux se profilait lentement au-dessus de la campagne herbeuse et solitaire. Son défilé pesant envoyait depuis ses hauteurs vertigineuses une brise frissonnante qui faisait se prosterner bien bas les chiendents, les graminées et l'avoine sauvage. Le petit vent emmenait avec lui les murmures pris dans le lointain, les portait au milieu des pâtures et les semait entre les mauvaises herbes. Un homme, prostré dans cette étendue verte et comme grevé par la drapure sombre et immense qui cascade de ses épaules jusqu'au sol, embourbé dans les contours de l'onde figée de son manteau, entretenait un feu. Et chose étrange, il ne faisait pas cela pour se réchauffer, lui qui était si bien vêtu ; il ne faisait pas cela pour se restaurer, car aucun rôti ne suintait sur une broche au-dessus des flammes.

Non, depuis une heure environ, cet homme veillait sur un pot en terre cuite déposé au centre du foyer et qui commençait à noircir. A force d'observations, il avait vu se dessiner des sinuosités et des flocons noirs sur la glaise, et il appréciait la métamorphose qui s'opérait devant lui sur ce corps rond et chapeauté, qui crachait un fleuve gris et aérien à l'arôme cendré par son gosier circulaire. Une plainte aiguë et grinçante couvrit le crépitement du feu, puis une deuxième, puis une troisième. De ses deux mains, l'homme étirait un drap bruni mais propre et le déchirait en bandes dentelés relativement égales. Ses doigts jaunissaient à chaque traction qu'il exerçait sur le tissu, il pinçait les lèvres sous l'effort puis expirait pendant ses courtes pauses. Son front de jouvenceau était quant à lui plissé sur une pensée pénible et préoccupante.

Il voulait partir. S'enfuir de la région l'espace de quelques jours afin de contacter les gens de sa société, qu'il appelait vulgairement le Cercle. Sans l'abréviation, il s'agissait en vérité du Cercle de la Lucanne : une école scientifique ou occultiste, selon l'opinion de chacun, plus communément appelée par toutes les mauvaises langues du royaume le "Caveau des Morticoles". Et de fait, le soi-disant morticole avait un message à transmettre à ses confrères, et pas des plus réjouissants. L'aveu qu'il avait à faire le désespérait et même, le blessait dans son orgueil. Depuis trois jours, il veillait au chevet d'une bergerette et consacrait plusieurs heures à l'étudier, à laver ses blessures et les enduire de remèdes, à la nourrir de cuillerées de lait et se faisant, à remâcher le volume de sa connaissance tout en la couvant d'un regard instigateur. Parfois, il l'appelait même par son prénom dans l'espoir d'obtenir une réaction, un frisson, un soubresaut, ce qui le ramenait inlassablement dans un silence sans réponse et timide d'avoir apostrophé une parfaite étrangère. Au demeurant de tous ses efforts, ses précautions et ses soins pour la jeune plébéienne, elle continuait de faire la morte.

Il n'avait pas pensé qu'elle mettrait si longtemps à revenir parmi eux et il commençait à craindre que ce ne soit de sa faute. Le sorcier était parvenu à figer en elle le poison du revivant grâce à son sceau, mais depuis l'avant-veille - ou depuis qu'il s'étonnait du profond sommeil de sa patiente -, il remettait en cause toutes ses actions. La promesse qu'il avait faite à Osbern de veiller sur elle le retenait à Hekar et lui avait fourni assez de temps pour réfléchir, ou même pour se monter la tête. Il avait envisagé un court instant de fabriquer un remède contre le vénéfice de la jeune fille mais il s'était vite rendu compte que son expérience, bien qu'attestée par les membres du Cercle, était insuffisante. Et il avait estimé qu'il lui faudrait au bas mot plusieurs décennies pour comprendre comment vaincre le mal qui la rongeait. Ajoutons à cela que la sorcellerie blanche était quasiment inefficace, et que seul un rituel des plus laborieux avait une chance d'extraire le venin ; ce venin qui, comme il n'en avait jamais observé jusque-là, était le produit d'une cruauté extraordinaire, d'un sadisme maladif, d'une noirceur profonde et sans fond.

Quelle était la chose qui avait pu créer une telle atrocité ? Était-ce un effroyable hasard ou, justement, n'en était-ce pas un ? Il devait charger quelqu'un d'enquêter sur la création de la Frontière. Avec un peu de chance, le Cercle aurait toutes les informations nécessaires, comme son histoire et la configuration de son sceau. Mais il éprouvait un doute, car avant de quitter la Capitale, ses supérieurs ne l'avait pas tant renseigner que cela. Le pire était qu'Hekar, le village qui juxtaposait ce monument de la sorcellerie, ne recelait aucune information. Les archives qu'il avait pu consulter sur autorisation du Chef n'avait représenté qu'une perte de temps, et pour cause : le régent des lieux à l'époque de son élévation était un scribe lamentable qui ne consignait rien sinon des événements sans importance historique, mais où il semblait y trouver son compte. Finn avait donc passé une soirée entière à ouvrir des yeux énormes entre ses mains placées en visière, penché sur un papyrus friable, à décrypter une graphie si laide qu'il en pleurait presque de ne rien comprendre. Et pour quoi, lui demanderait-on ? Pour apprendre que l'ami d'un cousin, du village de Vieux-Sige, avait commis un adultère deux cents ans auparavant. Rien de relatif donc, au Bois Noir de Saint-Ondre et aux véritables raisons qui l'ont menées à être isoler du reste des terres. Les revivants n'étaient pas l'une d'entre elles, le sorcier comprenait plus ou moins qu'il s'agissait d'un symptôme du mal qui habitait la forêt et qui gouttait de temps à autre comme d'une plaie qui ne veut pas se refermer.

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant