10. Enterrer les fantômes.

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Ranmastiquait les chutes de tarte que lui avait apportées Winn de lacuisine de l'auberge dans un silence mitigé. Adossés à unebâtisse en bordure du Chemin, à quelques pas seulement de la sortiedu village, ils attendaient le retour d'Elke à l'abri desintempéries sous la saillie du toit. Comme quelques autresvillageois, ils voulaient être les premiers à entendre les détailsde la mission de la bouche des guerriers recrutés. Cependant, latombée de la nuit marquait l'essor des inquiétudes. De sorte quemême si les bouts de tarte étaient délicieux, le jeune berger neparvenait pas à en profiter : lui aussi commençait à se fairedu souci. L'impatience qui agitait le petit rassemblement avaitfini par moucher la nonchalance de Winn, qui commentait désormais latension de l'air et les mines graves et non plus la fabrication dela pâte. Elle échangeait parfois des paroles entendues avec lesgens qui venaient grossir leur nombre, et à chaque fois, les mêmesincertitudes se répétaient : on ne savait pas précisémentquand l'escorte allait revenir, et la brune faisait craindre lepire.

— Dis,tu penses qu'il leur est arrivé quelque chose ? souffla Winnà Ran.

— J'aimeraisqu'on arrête de s'inquiéter pour rien et qu'on se fassequelques raisons, répondit sèchement ce dernier. Personne ne saitcombien de temps il faut pour arriver jusqu'à la Frontière, alorssi ça se trouve, ils viennent à peine de tomber dessus etreviendront au beau milieu de la nuit.

— Jepréfèrerais qu'ils reviennent ce soir. Je pense qu'il n'y apas pire que de se perdre dans la plaine quand il fait noir.

— Moiaussi ! Mais en attendant, je me sens vraiment pas bien.J'entends les pires choses possibles depuis tout à l'heure, jecommence à en avoir marre que tout le monde se fasse peur alorsqu'on ne sait juste pasoù ils en sont.

Winnjeta un regard désolé au berger et lui frictionna le dos. Il ne ditrien. Le temps se faisait long et le petit rassemblement d'impatientsse changeait petit à petit en une foule à l'affût. L'énergiequi s'en dégageait, contagieuse, faisait peser sur eux desappréhensions morbides.

Aubout d'un moment, une exclamation les fit tous se redresser. Lecœur battant, Winn et Ran s'écartèrent du mur, leurs visagesattentifs tournés vers la plaine. Des cris incompréhensibles serépercutaient dans la multitude. Les deux amis, incapables de diresi c'était des éclats de joie ou de panique, suivirent lemouvement et avancèrent sur le Chemin.

— C'esteux, non ? C'est eux ? fit Winn, se tournant vers leberger.

— Jecrois !

Leursoulagement fut néanmoins vite tempéré quand ils décelèrent dansla voix des aboyeurs une troublante hésitation. Les gens qui,jusqu'alors, s'interpellaient avec enthousiasme, jetaient àprésent des regards de tout côté sans comprendre d'où venaitcette stupeur. Quand Winn demanda avec étonnement ce qu'il sepassait, Ran sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. L'instantd'après, on leur cria de s'écarter du milieu de la route et,entraînés par le mouvement de la foule, les deux amis furentrepoussés sur le bas-côté. Alors, le bruit d'une cavalcadecouvrit les fourmillements inquiets de la multitude, et leschanfreins écumants des chevaux apparurent au-dessus del'attroupement de coiffures, de capuchons et de bonnets. Ranreconnut quelques cavaliers, dont le seigneur Asgeir, le sorcier,quelques guerriers, et le Chef. Le sentiment d'une anomalies'insinua bientôt dans la joie des retrouvailles. Partout où ilportait le regard, il ne voyait pas Elke, ni même la moitié descombattants qui étaient partis en mission. Il comprit alors quequelque chose de terrible s'était passé.

Winnne mit pas longtemps à réagir : elle appela leur amie,essayant de crier par-dessus la clameur angoissée des autresvillageois. Ran se joignit aussitôt à elle, agrippant sa manchepour ne pas la perdre dans les remous de la foule. Peut-être nel'avaient-ils pas encore aperçu, peut-être leur ferait-elle signesi elle les entendait. Mais même lorsqu'il eut vérifié, dressésur la pointe des pieds, qu'Elke n'était avec aucun desguerriers, il fut pris d'une peur affreuse. Il avait fini par repérerle corps inerte enveloppé d'un manteau que le Chef serrait contrelui. Il avait bien compris que ce n'était pas Folker qu'iltenait ainsi, car il se trouvait en selle à ses côtés, enapparence indemne. Il s'interdit de songer qu'il s'agissaitd'Elke. Il avait déjà vu des morts ; on les couvrait souventde draps. Une nouvelle crainte vint alors le troubler : il pensaqu'on l'avait perdu.

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant